Wilhelm von Humboldt an Jean-Louis Burnouf, 29.12.1824
|81r| Monsieur,C’est avec le plus vif intérêt que j’ai lû les deux brochures que Vous avez bien voulû m’envoyer.[a] Je Vous parle, Monsieur, d’en agréer mes sincères remercimens.
L’analyse de l’ouvrage de Mr. Thiersch renferme des observations aussi judicieuses que neuves, & il est infiniment louable qu’un savant Helleniste, tel que Vous, Monsieur, ne dédaigne pas d’entrer dans le labyrinthe des <de> la Grammaire Sanscrite pour faire des rapprochemens ingénieux de la structure des deux langues. Le peu de pages que Vous avez vouées à cette analyse prouve déjà quel parti on peut tirer de la réunion de ces deux langues pour la connoissance plus intime de chacune d’elles. Les analogies qu’elles offrent tant dans les formes grammaticales que dans les mots, sont, ainsi que Vous l’observez, sans nombre; mais le systême de la langue Grecque me semble sous tous les rapports plus perfectionné que celui de la langue Sanscrite. La première a, si je ne me trompe, retranché de cette dernière, & y a ajouté précise-|81v|ment ce qui étoit de trop ou ce qui manquoit. Un gout plus pûr paroit avoir présidé à la formation de l’idiôme grec, & il en est résulté une plus grande sobriété dans les sons de l’Alphabet, dans les changemens des lettres, dans les formes composées, plus de précision dans la signification des tems & des modes du Verbe, plus d’aisance, si j’ose dire, & de facilité dans la tournure des phrases qui en frisant les sesquipedalia Verba du Sanscrit lient les leurs par une variété de particules qui y ajoutent des nuances fines & délicates.
Je partage entièrement Votre opinion, Monsieur, qu’on pourroit faciliter beaucoup l’étude du Sanscrit, si l’on n’aimait pas à présenter aux autres les difficultés par lesquelles on a passé soi-même. La Grammaire pourroit être simplifiée, et la lecture facilitée par la coupure des mots impitoyablement liés ensemble. Cette liaison des mots me semble cependant bien remarquable. Il est presqu’ impossible d’en porter un jugement solide, puisque nous ignorons entièrement le systême de l’accentuation Indienne. Les limites d’un mot sont circonscrites par l’influence de son accent tant sur les syllabes qui le devancent que sur celles qui le suivent; ce qui est placé sous un même accent est un mot; le domaine de deux accents, principaux l’un & l’autre, forment <forme> deux mots. Cette regle semble tellement inhérente à la prononciation qu’il est difficile de croire que la même regle n’ait pas prévalû aussi dans le Sanscrit. Mais il faut supposer qu’ils <que les habitans de l’Inde> ayent sû au penchant de faire tellement influer un mot sur l’autre qu’il s’en suivait l’altération des lettres qui occupe |82r| tant de pages dans la Grammaire Sanscrite. La prononciation formoit donc des liaisons imparfaites de plusieurs mots indépendamment de l’accent, & indépendamment du rhytme & des sons. Je ne saurois m’imaginer que cela ait tenû uniquement à la manière d’Inde. Les Manuscrits Indiens placent les vers entiers sous une même ligne, & malgré cela on ne sauroit s’empecher de croire qu’ils n’ayent liés plus étroitement ensemble des mots tels que atischtan – manuzendranan[b] au lieu de atischtat[c] cet. que p.e. murddhni devapatis[d] cet. Tout ce qu’on peut accorder, il me semble, c’est que cette méthode de lier les mots a pû devenir moins fréquente, la où |on| ne la conservoit pas également <par l’écriture>. Je suis par cette raison l’exemple de Mr. Schlegel de conserver le changement des lettres aussi dans les paroles séparées & et d’écrire p.e. Bhagavad et non Bhagavat Gita.
L’extrait du Devimahatmya de Monsieur Votre fils qui marche avec tant de succès sur les traces de son digne père, m’a d’autant plus intéressé que je ne connoissois point jusqu’ici ce Pourana. La traduction m’a parû être d’une noble & belle simplicité. Je désirerois pouvoir parler également d’après mon propre jugement de la dissertation pleine d’érudition de Monsieur Votre fils de re judicata, mais c’est là une matière qui m’est entièrement inconnue.
Le jugement que Vous avez la bonté de porter dans Votre lettre sur mes foibles travaux, a été on ne peut pas plus flatteur pour moi. J’y reconnois surtout Votre indulgence, Monsieur |82v| mais il m’encouragera à continuer mes travaux de la manière que je les ai commencés, & c’est en profitant des lumières de personnes telles que Vous que je pourrai espérer de faire quelques progrès dans cette route difficile.
J’ai l’honneur d’être avec la considération la plus distinguée,Monsieur,
Vôtre
très-humble & très-obéissant
Serviteur,
Humboldt
à Berlin, ce 29. Décembre, 1824.