Wilhelm von Humboldt an John Pickering, 20.08.1831
Monsieur,Je me trouve depuis quelques semaines à la petite île de Norderney dans l’Est-Frise pour y faire usage de bains de mer, et je profite du loisir que m’offre ce sejour, pour Vous écrire, Monsieur, Vous remercier de tant et tant de preuves de l’intérêt que Vous prenez à mes études et de la bonté avec laquelle Vous continuez à me fournir les matériaux les plus précieux, et Vous rendre compte des travaux qui m’ont occupé |sic| depuis quelque temps.
Je n’ai malheureusement pas Vos lettres avec moi ici, mais je me souviens de mémoire que la dernière que j’ai reçue, m’a mis en possession d’un Vocabulaire manuscrit du dialecte des Feegee Islands qui a été du plus haut intérêt pour moi et dont je Vous suis infiniment obligé. Je me suis confirmé par ce Vocabulaire dans l’opinion que ce dialecte diffère considérablement de ceux des autres îles voisines et nommément de celui des Tonga Islands qui Vous sera peut-être connû par l’excellent ouvrage de Mariner. Malgré cela on voit aussi par ce petit Vocabulaire le rapport intime qui existe entre ce dialecte, comme entre tous ceux des îles de la mer du Sud et les langues Malaies. Les recherches que j’ai faites sur tous ces dialectes m’ont donné la conviction intime et m’ont fourni les preuves matérielles que de Madagascar jusqu’à l’île de Paques il ne regne qu’une même classe de langues. Il faut seulement excepter de cette assertion générale la langue des peuplades noires et à poil crêpu qu’on rencontre dans quelques unes des îles de la Mer de l’Inde, comme également les habitans de la Nouvelle Guinée et de la Nouvelle Hollande cet. Plusieurs savans avoient avant moi avancés ce fait, mais ils l’avoient si insuffisamment prouvé que Adelung et Vater étoient excusables d’en douter. Je me flatte de pouvoir l’établir sur des bases entièrement solides et par une comparaison exacte non pas seulement d’un certain nombre de mots, mais des formes grammaticales et de l’essence de ces langues même. J’y ajouterai un autre fait qui n’avoit pas été observé jusqu’ici, que les langues des îles Philippines (la Tagale, Bisaye cet.) renferment, surtout pour la Grammaire, l’origine et le fond de toutes ces langues. C’est en effèt dans la langue Tagale seule qu’on trouve toutes les formes grammaticales réunies qui n’existent qu’éparses dans la langue Malaie de Malacca, dans le Javanois, dans la langue de Madagascar cet. La langue de Madagascar étoit à peu près inconnue. J’ai eû le bonheur de me procurer des matériaux qui me mettent en étât d’en donner une idée complette et exacte. Je ferai imprimer encore avant la fin de cette année un mémoire sur la langue Kavi[a] qui, comme Vous savez, Monsieur, étoit la langue sacrée[b] des Javanois et c’est dans ce mémoire que j’aurai l’honneur de Vous envoyer, que Vous trouverez ébauchées les idées que je viens d’indiquer ici. Je Vous enverrai de même et immédiatement après mon retour à Berlin un mémoire sur l’affinité qui existe dans quelques langues entre les Pronoms et les Adverbes de lieu, et Vous trouverez que j’y parle entr’ autres de la langue de l’île de Tonga.
Je prendrai la liberté de joindre à cet envoi un travail entièrement different. Le nom de Schiller qui a rendu l’Allemagne célèbre par ses tragedies et ses poesies lyriques, ne Vous est certainement pas inconnû. Les liens de l’amitié la plus intime m’attachoient à lui, et j’entretins surtout dans les années de 1795 à 1797 une correspondance suivie avec lui qui rouloit principalement sur les principes de la poesie appliqués aux productions que Schiller publia dans ces années. C’est à la prière de sa famille que j’ai fait imprimer un choix de ces lettres précédées d’un avant-propos qui peut servir à faire connoître l’étât de la philosophie et de la poésie en Allemagne à cette époque.
Deux articles que j’ai insérés dans un de nos journaux les plus distingués, pourront encore avoir quelque intérêt pour Vous. L’un donne une analyse du séjour que Göthe a fait à Rome et l’autre regarde la manière d’imprimer les textes Sanscrits. J’ai traité dans ce dernier de la question, s’il faut séparer dans l’ecriture des mots que la prononciation a soin de lier ensemble d’après des règles fixées par la Grammaire. J’ai repondû affirmativement à cette question, et une partie de ceux qui publient en Allemagne des ouvrages Sanscrits, ont adopté mes principes. D’autres s’y sont opposés, et je ne crois pas que ma méthode sera adoptée en France et en Angleterre. Elle se fonde néanmoins sur des principes irrécusables et sur l’exemple des éditeurs des auteurs Grecs et Latins qui ont aussi séparé les mots liés ensemble dans les plus anciens Manuscrits, et elle facilite en outre beaucoup l’étude d’une langue déjà tres-difficile. Mais l’habitude une fois prise rejette toutes ces raisons.
Vous m’accuserez, Monsieur, de mettre de côté les langues Américaines, et Vous n’auriez pas tort de me taxer pour cela d’ingratitude après m’avoir fourni de si précieux matériaux pour ce travail. Mais le fait est que je ne perds jamais de vue ces langues dans mes études, mais que je tâche seulement de me rendre plus digne de les traiter. Pour peu que la Providence m’accorde encore quelques années de vie, je réussirai certainement à réunir sous un même point de vue ce qui distingue les langues Americaines des autres langues du Globe, et à établir leurs differens rapport |sic| entr’elles-mêmes. Les travaux que j’ai préparés pour cela, sont très-considérables, et ne me laissent que le soin de les revoir et de tirer des matériaux accumulés les résultats qui naissent de l’application des principes aux données de fait. Le plan que je me suis tracé sous ce dernier point de vue en étudiant les différentes langues du Globe, se lie à un systeme dont toutes les parties doivent être suffisament |sic| explorées, avant que de l’appliquer à une classe de langues en particulier. C’est là ce qui me met dans la necessité de parcourir à peu près toutes celles dont on peut acquérir une connoissance un peu approndie[c], et cela me coute plus de temps que d’autres n’y ont voué, puisque j’ai la conviction que tout raisonnement solide sur une langue doit être fondé sur une étude minutieuse de toutes ses propriétés. Je suis forcé par là d’entrer dans un plus grand detail qu’on ne le fait ordinairement. C’est-là un inconvénient[d] à ce genre d’études que je sens doublement àprésent, puisque ma vue s’est affoiblie considerablement depuis quelque temps et qu’aussi ma main droite est affectée d’une foiblesse qui m’oblige à me servir d’une main étrangère pour ma correspondance. Les infirmités de l’age m’ont assailli presque inopinément depuis la perte désastreuse que j’ai faite, ainsi que je Vous l’ai mandé par la mort de ma femme.
Je regrette bien vivement de voir par Vos lettres, Monsieur, que les affaires de Votre emploi à Boston Vous empêchent de Vous occuper autant d’objèts littéraires que Vous le faisiez à Salem. C’est une véritable perte pour les lettres en général et pour leur avancement dans Votre pais en particulier. J’ai lû avec un très-grand interêt les différens morceaux que Vous avez eû la bonté de m’envoyer, et je serois charmé de posseder Votre Dictionnaire Grec-Anglois. J’ai vû avec plaisir que Vous Vous êtes servir |sic| pour le rédiger aussi de celui de Passow que je crois être le meilleur que nous possèdons àprésent en Allemagne. Je le consulte quelquefois avec fruit là où la volumineuse édition Angloise de thesaurus de Henri Etienne n’offre rien de satisfaisant. Votre systême d’orthographe prouve àprésent, combien il est utile pour noter la prononciation de langages inconnûs. Vous avez rendû un grand service à la science en le proposant. Je suis entièrement revenû sur les doutes que l’emploi que Vous assignez à quelques lettres, m’avoit fait naître d’abord. Je verrai, en combien je porrai |sic| en faire usage moimême.[e] La difficulté est seulement qu’en parlant de langues déja connues par les ouvrages d’autres auteurs, il faut éviter de rendre les mots trop méconnoissables. Je préfère dans ce cas la commodité du lecteur à un principe trop systématique. On court aussi risque d’altérer les sons, si, sans les connoître exactement, on veut leur appliquer une autre orthographe. Ce soin ne peut être confié qu’à celui qui les a recuillis |sic| de la bouche même des Indigénes.
Je suppose que Monsieur Burton Harrison[f] sera de retour àprésent en Amérique. Il Vous aura dit qu’il m’a fait le plaisir de diner chez moi à ma petite campagne. Je serai toujours infiniment charmé de recevoir chez moi ceux de Vos compatriotes, Monsieur, que Vous voudrez bien m’addresser. Je crains seulement de ne pas pouvoir beaucoup contribuer à leur agrément, puisque je vis entièrement retiré à la campagne. C’est pourquoi je dois Vous prier, Monsieur, de les engager à venir en personne me trouver dans mon séjour champêtre. Les cartes de visite remises à l’endroit où je descends, lorsque je viens en ville, sont facilement sujettes à être égarées.
J’ai lû avec grand plaisir tout ce qui regarde Vos Missionnaires. Leurs travaux m’inspirent la plus grande éstime. Mr. Judson surtout me semble être un homme fort distingué. Je possède son Dictionnaire Burman.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance renouvellée de tous les sentimens d’estime et d’attachement que je ne cesserai de Vous vouer.|Humboldt| Humboldt.
à Norderney, ce 20. Aout, 1831.
Fußnoten
- a |Editor| Humboldt las im Jahr 1831 drei Mal in der Akademie über die Kawi-Sprache: am 20. Januar vor dem Plenum (BBAW, Archiv, II-V, 12, 12), – wohl dasselbe – bereits am 27. Januar in der öffentlichen Sitzung aus Anlass der Geburtstages Friedrichs II. (BBAW, Archiv, II-V, 182, 61r) sowie die Fortsetzung am 9. Juni wiederum vor dem Plenum (BBAW, Archiv, II-V, 12, 86). Dieser Text wurde doch offenbar nicht gedruckt und ging erst 1836 in der Einleitung des Kawi-Werkes auf. [FZ]
- b |Editor| Im Konzept (Coll. ling. fol. 52, Bl. 2v): „… la langue poétique et sacrée des …“.
- c |Editor| Im Konzept (Coll. ling. fol. 52, Bl. 3r): „approfondie“.
- d |Editor| Im Konzept (Coll. ling. fol. 52, Bl. 3r): „… un inconvénient lié à ce genre …“.
- e |Editor| Im Konzept (Coll. ling. fol. 52, Bl. 3v): „Je verrai, en combien je pourrai en faire usage moi-même.“
- f |Editor| Jesse Burton Harrison (1785–1841), reiste 1829 auf der Grand Tour durch Europa, studierte in Göttingen auf Veranlassung von George Ticknor und Edward Everett.