Wilhelm von Humboldt an John Pickering, 27.10.1831

 Monsieur,

J’espère que Vous aurez reçu la lettre que j’ai eû l’honneur de Vous addresser cet été de Norderney. A peine arrivé ici j’ai eû le plaisir de recevoir, Monsieur, la Vôtre du 10. Aout dont je Vous prie de vouloir bien agréer mes vifs et sincères remercîmens.

Votre excellent Article sur les langues indigènes de l’Amérique m’a causé le plus grand plaisir. Il renferme en peu de pages ce qu’on peut dire de plus juste et de plus important sur ces langues. Il a le grand mérite d’être en même temps populaire et instructif pour ceux qui, accoutumés a |sic| ce genre de recherches, désirent d’approfondir la matière. Car ils sont placés par la lecture de ce peu de pages tout de suite dans le véritable point de vue duquel il faut considérer l’organisme merveilleux de ces langues. Vous comparez Votre Encyclopédie Américaine à notre Conversations-Lexicon, mais ce dernier ne peut se vanter d’un seul article aussi profond et aussi bien rédigé que l’est celui dont Vous avez enrichi Votre Encyclopédie.

Je Vous dois, Monsieur, mes sincères remercîmens en particulier pour la manière indulgente dont Vous avez fait mention de moi et de mes travaux. Vous avez parfaitement bien rendû mes idées. Je me permettrai seulement une observation, mais qui est dirigée plus contre la préface de M.r Du Ponceau que contre Votre article. Je n’ai jamais pensé et n’ai jamais voulû dire que les langues de nations sauvages devoient être inférieures à celle de nations civilisées. J’ai parlé des formes grammaticales et de cette structure des langues qui leur est empreinte dès leur origine même. Cette structure date nécessairement du commencement de l’étât social qui ne peut pas être un étât de civilisation, puisque la civilisation ne s’acquiert que successivement et à pas lents. Les langues Grecque et Sanscrite dont j’admire les formes grammaticales, ont par conséquent été et avec ces mêmes formes aussi bien des langues de nations sauvages (si l’on veut se servir de ce terme) que la langue Basque et les langues Américaines, et ce n’est aucunement de la civilisation que je dérive leurs avantages. Ce que j’ai voulû dire et ce que je crois vrai encore àprésent, c’est que la forme grammaticale du Sanscrit, d’où dérivent presque toutes nos langues Européennes, est préférable pour habituer la tête à un raisonnement méthodique et pour développer toutes les forces intellectuelles de l’homme. La civilisation n’y ajoute que bien peu de chose. L’Espagne et la France étoient par le contact avec les Romains et les Grecs déjà très-civilisées, lorsque l’Angleterre et l’Allemagne se trouvoient encore dans un étât de culture peu avancé. Malgré cela leurs langues respectives se trouvoient et à la même époque selon mes principes dans un rapport inverse, celles des peuplades plus barbares étoient supérieures pour leur structure grammaticale. Une langue plus parfaite devroit nécessairement aussi porter les facultés intel-lectuelles à un degré plus élevé, mais ces progrès ne dépendent pas des langues seules, et d’autres circonstances peuvent entraver leur marche à côté d’une langue fort accomplie, ou l’accélérer dans le cas contraire.

J’ai relû ici Vos lettres, Monsieur, et je m’apperçois que je n’ai pas reçu le Dictionnaire de Cotton dont Vous avez la bonté de me parler. C’est avec un bien vif regret que je suppose que tout cet envoi s’est perdû en route.

Je prends la liberte |sic| de joindre à cette lettre ceux de mes ouvrages et mémoires que je ne crois pas Vous avoir envoyé encore. Je les recommande à Votre indulgence.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentimens les plus distingués.
|Humboldt| Humboldt.
à Tegel, ce 27. Octobre, 1831.