Wilhelm von Humboldt an Philippus Pieter Roorda van Eysinga, Juni/Juli 1831


Mr. Roorda.
Monsieur,

Je m’empresse à Vous témoigner, Mr. toute ma reconnoissance de la lettre obligeante que Vous avez eû la bonté de m’écrire en date du 27. Mai. Elle m’est encore parvenue à ma campagne près de Berlin, et comme je ne ferai qu’un séjour de quelques semaines dans la petite isle de Norderney d’où j’ai l’honneur de Vous addresser ces lignes, je me flatte de trouver à mon retour à Berlin la lettre détaillée que Vous voulez bien me promettre.

Le plan que je me suis tracé en m’occupant de la connoissance générale des langues du Globe est en effet aussi vaste que Vous le décrivez dans Votre lettre, Mr. mais c’est un plan d’études, et non pas d’ouvrage. Je n’ai écrit jusqu’ici et n’écrirai probablement dans la suite que sur telle ou telle langue, tel ou tel point de Grammaire en particulier. Mais je tâche, en partant de ces points isolés, d’étendre mes vues sur l’ensemble des différens idiomes et sur la faculté de l’homme de les former. C’est en suivant cette route que je me bornerai pour le moment à un mémoire sur la langue Kavi qu’on a faussement rangé jusqu’ici dans la même classe avec le Sanscrit et le Pali, tandis que, malgré le grand nombre de mots Sanscrits qui s’y trouvent, elle appartient seulement à celle des langues Malaies. Je compte après-cela publier un ouvrage plus étendû sur ces langues elles-mêmes.

Je n’ai pas besoin de Vous répéter, Mr. combien j’aurai besoin de Votre assistance pour ces deux ouvrages. Je serai charmé de Vous regarder comme mon maître dans ces langues qui Vous sont devenues familières, et je Vous prie instamment de rectifier bien minutieusement les erreurs que Vous trouverez dans mes conjectures et mes assertions. J’ai fait, depuis que je n’ai pas eû l’honneur de Vous écrire, quelques progrès dans la connoissance des Javanois. Je les dois à une esquisse de Grammaire Javanoise manuscrits que Mr. Crawfurd m’a communiquée, mais surtout  à l’ouvrage de Mr. Gericke que je tiens des bontés de S. E. Mr. le Baron van de Capellen. J’ai étudié avec grand soin la Grammaire de cet auteur, et j’ai appris par là à lire avec facilité l’écriture Javanoise, c’est à dire l’imprimée, car je vois qu’en écrivant on se sert encore de quelques autres signes dont Mr. Gericke n’a pas crû nécessaire de rendre compte. Je regrette en général que l’ouvrage de Mr. Gericke ne soit pas plus

 détaillé, et je Vous prie de m’éclairer sur quelques doutes que la lecture de sa Grammaire m’a laissées. 1., Il dérive (p. 36.) le substantif toelis du verbe noelis, tandis qu’il me semble que c’est le verbe qui est le mot dérivé. Cela me  paroit prouvé par la langue Malaie de Malacca dans laquelle  la syllabe verbale man   fait supprimer le t initial du mot converti en verbe, et donc  ma-nulis. Le Javanois manque ici de ce  man. Il y a très-certainement aussi  beaucoup de substantifs verbaux dérivés de Verbes, et je regarde ainsi p. e. pa-ngan qui vient de  ma-ngan. Le véritable primitif de ce verbe est ngan, en d’autres langues Malaies kan ou kain, dont une trace se trouve dans le mot Ja-vanois ngēn, paitre. C’est pourquoi je n’aurois pas confondû dans une même regle le changement de t en n   et celui de  n en p.

 2. Lorsque les particules du Prétérit et du Futur se trouvent placés devant le Pronom,  (p. 62.) le verbe doit subir le changement de la consonne initiale de n en t cet. cet. Cela semble indiquer que  ce changement n’a pas eu lieu, lorsque ces Particules suivent le Pronom. Mais Mr. Gericke ne le dit pas positivement, et je Vous prie, Mr. de me faire connoître, si l’on peut conjuguer koelo ningngalli au Présent, koelo sampoen ningngalli au Prétérit et koelo badē  ningngalli au Futur, ou si l’usage  établi |sic| que dans les verbes à lettres initiales changeantes les Particules sampoen et badē précèdent constamment le Pronom?

 3. La langue de Madagascar attache pour former l’Impératif la syllabe ha aux mots indistinctement qu’ils soyent verbes, Substantifs ou Adjectifs; Tsara, bon, Tsara-ha, sois bon! La langue Javanoise employe évidemment la même syllabe en se servant de la terminaison  hoMr. Gericke  donne (p. 52.) deux regles pour la formation de l’Impératif, celle du redoublement de la consonne finale et celle de la syllabe ho attachée aux mots terminant en voyelle.  Mais n’est ce pas toujours l’h qui dans le redoublement se transforme dans la consonne finale du  mot?

4. Mr. Gericke dérive haran, Subst. de ngaranni, Verbe, mais il ne rend pas compte de la terminaison ni. Indique-t-elle précisément la nature verbale du mot, ou quelle est son origine?

5. La langue Malaie forme beaucoup de verbes par des syllabes placées devant les mots. La Grammaire de Mr. Gericke ne cite pas un seul exemple de cette formation. Je croirois cependant que dans un grand nombre de verbes commençant par un m ou par la syllabe mang, ces sons eussent la même signification. Les Substantifs qui ont  l’ h pour lettre initiale, ne seroient ils pas les primitifs de ces verbes? Ou faut-il les regarder absolument comme dérivés avec Mr. Gericke?

6. Les langues des isles Philippines transforment des Substantifs en Verbes par le seul changement de la lettre initiale. Je ne crois pas me tromper en supposant adopter également cette méthode.

7. J’ai été charmé de voir que mes observations sur les syllabes insérées in et um n’ont pas été fausses. Mr. Gericke exprime ces regles d’une autre maniere. Mais je voudrois savoir, si la raison en est seulement celle que, sans se servir des   haksoro pandjen, on ne peut pas écrire en caractères Javanois une syllabe, ou un mot quelconque commençant, comme in et um, par une voyelle, ou s’il a eû une autre raison quelconque?  Mr. Gericke donne (p. 50) sur um pour regle qu’il faut toujours insérer mo et dans les deux exemples qu’il cite, o est aussi la première voyelle du verbe primitif. Mais s’il l’on vouloit transformer  en verbe neutre un verbe actif dont la première voyelle seroit e, i, ou oe, ne faudroit-il pas dans ces cas dire me, mi moe?

8. L’insertion de la lettre m, suivie de la première voyelle du mot pour indiquer la ressemblance d’une chose à une autre m’a été entièrement neuve. Je ne connois rien d’analogue dans d’autres langues. Ne pourriez-Vous pas me donner quelques autres renseignemens sur ce point?

<9. Mr. Gericke place kami au nombre des Pronoms de la 1. personne, et ne parle pas du tout de kita. Est-ce que ce dernier Pronom est en effèt entièrement étranger aussi à la Poésie Javanoise et se sert-on de kami aussi au Singulier?

10. Mr. Gericke ne fait pas du tout mention de l’Article. D’autres langues Malaies en ont un. Le Javanois en manqueroit-il entièrement?

Il est presque superflû d’observer que j’ai suivi dans cette lettre l’orthographe Hollandoise pour les mots Javanois en écrivant oe au lieu de ou ( en Allemand, Suku Javanois).>

La lecture de la Grammaire de Mr. Gericke  redouble mon désir de posséder bientôt la Vôtre qui sera certainement plus étendu et plus satisfaisante.

Je suis en attendant, on ne peut pas plus, sensible à l’offre obligeante que Vous voulez bien me faire de m’envoyer Vos ouvrages Malais et quelques notices sur les langues de Sunda, de Macasar et des Alfouras. Je Vous prie de les faire parvenir à Mr. le Baron van den Capellen qui voudra bien me les envoyer à Berlin.

Je termine ici ma lettre qui déjà n’est que trop étendue, et Vous prie d’agréer l’assurance de ma considération très-distingués.