Wilhelm von Humboldt an Jean-Pierre Abel-Rémusat, 06.07.1827

Monsieur,

J’ai à Vous exprimer ma profonde & vive reconnoissance de la lettre infiniment flatteuse, Monsieur, que Vous avez bien voulû me faire tenir par mon frère, et des soins que Vous avez eû la bonté de donner à la lettre que j’avois pris la liberté de Vous adresser. Les notes pleines d’observations ingénieuses et de réflexions vraiment philosophiques dont Vous parlez avec une modestie admirable, m’ont fourni et me fourniront encore une ample matière à méditer de nouveau sur des questions dont je croyois déjà être venu à bout, et je me flatte de pouvoir Vous prouver peut-être sous peu que ce n’est pas sans fruit que je me suis appliqué à les étudier. J’ai continué en attendant de suivre la route que Votre invitation, Monsieur, de m’occuper du Chinois m’avoit engagé à prendre. Un heureux hasard m’a fait tomber sur les langues des îles du grand Océan, de Tonga, de Tahiti et de la Nouvell |sic| Zelande, et j’ai découvert en elles des idiomes qui se trouvent placés pour leur structure grammaticale entre le Chinois et celles des langues Américaines qui n’abondent guères en formes grammaticales. Je les étudie à fond autant que les matériaux le permettent et j’en prépare une analyse très-détaillée. Elle le sera peut-être trop pour mes lecteurs, mais ces idiomes me paroissent infiniment propres à prouver par leur structure de quelle manière la Grammaire s’établit dans une langue et il me semble essentiel de bien faire voir ce phénomène curieux. La grammaire telle que nous la concevons, existe certaine-ment dans l’esprit de l’homme. C’est par elle qu’il peut se rendre familier tous les idiomes de la terre, je la nommerai la grammaire innée. Quant aux langues cette grammaire réside presqu’ exclusivement dans les langues Samscrites, et c’est là sa plus brillante incarnation ou manifestation. Mais cette grammaire innée a eû d’autres manifestations, & ce sont elles qui offrent un vaste champ à l’étude. Elles ont été méconnues jusques ici puisqu’on a voulû tout réduire à la même forme. Toutes les catégories de la grammaire innée cherchent dans chaque langue à se faire jour à travers la masse  des idées matérielles qui forment le fond de chaque idiome et à s’y incorporer. On les y trouve exprimées d’une ou d’une autre manière, mais cette expression s’éloigne plus ou moins de ce qui philosophiquement pris doit être regardé comme la véritable forme grammaticale. Les idées abstraites qui sont la base de la grammaire, sont rendues par des idées equivalentes, mais plus matérielles. Un adverbe qui indique la distance locale est employé p. e. pour former le préterit des verbes. Les relations qui par leur nature appartiennent à telle partie du discours, sont rattachées à une autre différente. C’est ainsi p. e. que dans la langue Tahitienne les particules négatives diffèrent selon les trois tems principaux du verbe, et il est remarquable que leur différence porte sur de si petits changemens de lettres qu’on ne sauroit y découvrir une raison matérielle. L’indication de ces mêmes tems se trouve aussi au verbe, mais beaucoup plus vaguement, et il résulte de là que pour nous autres (car je ne parle pas des Tahitiens pour lesquels cela est certainement différent) l’indication des tems est beaucoup plus positive dans les propositions négatives que dans les affirmatives. Ce qui arrive encore souvent dans ces langues, c’est que les relations grammaticales ne sont pas constamment marquées, qu’elles le sont quelquefois là où cela est absolument inutile, et qu’elles ne le sont pas toujours de la même manière ou d’après des regles au moins à peu près générales, mais que l’usage établit des variétés dans telle ou telle manière de s’exprimer desquelles il est impossible de rendre raison. Si je devois réduire cette différence p. e. du Samscrit et du Tahitien à une expression générale, je dirois que la langue des Hindous nous laisse l’impression comme si le tissu grammatical tout entier, dans tout son ensemble et dans toutes ses nuances, étant présent à l’esprit de la nation, avoit été empreint à la fois à la langue. Car toutes les relations grammaticales s’y trouvent, toutes y sont à leur place, et leur expression est régularisée même dans ces variétés. Dans l’idiome Tahitien au contraire les idées grammaticales ne semblent s’être présentées ni dans leur ensemble, ni dans leur pureté. On a senti p. e. le besoin de marquer les époques des évênemens, mais on n’a pas saisi d’une manière claire et distincte l’idée du verbe dans lequel celle des tems se seroit placée convenablement. Même l’idée générale du verbe a bien été saisie quelquefois, mais méconnue dans d’autres cas au point que le verbe n’est pas traité alors comme l’acte d’un agent, mais regardé comme une chose possédée par lui. C’est précisement parceque |sic| la forme intellectuelle que l’esprit donne au langage a de la difficulté à se manifester dans ces idiomes, qu’il me semble intéressant de tâcher de découvrir, de quelle manière l’homme parvient pourtant par des moyens entièrement différens à peu près au même résultat. Ceci me rappelle Votre note 21[a]. Monsieur, sur laquelle Vous desirez savoir mon opinion. J’en ai senti toute l’importance, je l’ai méditée souvent, et j’oserois dire que nous sommes beaucoup plus d’accord que Vous ne semblez le penser, Monsieur. J’ai lû d’abord avec le plus grand intérêt les preuves de fait que Vous citez de ce que les littérateurs Chinois conçoivent très-bien la structure grammaticale de leur langue, qu’ils sont toujours d’accord sur le sens grammatical de leurs auteurs, et que dans leurs traductions du Chinois en Mandchou ils réussissent à bien manier cette langue entièrement différente de la leur par rapport à la grammaire. Il est mis hors de doute par là que, quoique les parties de l’oraison ne soyent pas proprement marquées en Chinois, les indigènes en ont le sentiment exact, et qu’ils se méconnoissent tout aussi peu à la dépendance des propositions quoique la langue manque souvent de particules propres à l’exprimer. J’avoue que j’ai toujours supposé que cela fût ainsi. Chaque peuple comprend sa langue, quelle qu’elle soit, grammaticalement, et ne sauroit la comprendre autrement. Mais il ne suit pas de là que la langue Chinoise possède ce que nous nommons grammaire, et même pas ce qu’on doit nécessairement nommer ainsi. Il faut, selon moi, distinguer entre la langue et la nation, & voilà en quoi nous paroissons, Monsieur, être d’opinion différente. Je suis heureux cependant de pouvoir citer une phrase d’une autre de Vos notes qui dépeint mieux que je n’aurois jamais pû le faire, cette même différence. Vous tracez p. 112. d’une manière vraîment admirable le caractère des langues classiques et de la Chinoise, Vous mettez en opposition les deux méthodes d’exprimer et d’éveiller, et voilà ce que je veux dire. Il faut, selon moi, qu’une langue exprime sa grammaire, et qu’elle ne se contente pas d’éveiller l’idée des formes grammaticales dans  l’ esprit de ceux qui la parlent. Si elle s’arrête là, elle se prive de la clef générale de l’intelligence mutuelle, et établit un rapport pour ainsi dire, exclusif entre elle & ceux à qui elle appartient, mais il y a plus, elle ne peut, même sur ceux-ci, pas exercer l’influence que répandent les langues qui s’attachent a exprimer vraîment les nuances grammaticales de chaque idée. Je ne sai, si je m’explique assez clairement. Mais il me semble qu’il y a pourtant une différence marquée entre une langue dans laquelle chaque mot porte des marques distinctives de sa qualité grammaticale, et une autre dans laquelle ces marques n’existent point ou fort imparfaitement. Cette dernière a certainement aussi une grammaire, chaque mot y a sa valeur grammaticale, et cette valeur est parfaitement sentie par ceux qui la parlent, mais elle n’a en elle même pas de signes vraîment distinctifs. On la reconnoît seulement puisque l’usage a établi de prendre tel mot toujours comme verbe ou comme nom, ou de lier telle relation grammaticale a telle particule, tel arrangement des parties de la phrase, telle expression consacrée par l’habitude. Il me semble impossible de nier qu’une pareille différence existe entre les langues classiques et le Chinois. Or cette différence ne consiste-t-elle pas dans ce que la grammaire des premières peut être conçue et étudiée par des regles générales  et que le système de ces regles se trouve en harmonie parfaite avec ce que j’ai nommé plus haut la grammaire innée; tandisque |sic| la grammaire Chinoise admet peu de regles générales et repose en grande partie et dans sa presque-totalité sur des observations particulières d’où il suit de soi-même que cette grammaire tient de plus près à la valeur matérielle des mots et forme un système moins indépendant. C’est par là, je crois, que les différentes structures des langues réagissent sur ceux qui les parlent. Si la forme grammaticale d’une langue se détache bien nettement du matériel de la signification des mots, si elle constitue un ensemble bien ordonné dans toutes ses parties, l’impression toujours renaissante de cette ordonnance régulière doit nécessairement jetter des racines dans l’esprit. Une langue dans laquelle les mots ont, à côté de leur signification, encore des marques de la place qu’ils occupent dans le discours, où dans l’enchainement des phrases rien n’est isolé, porte une empreinte plus idéale. Ce n’est, il me semble, qu’avec ces langues que, sans être grammairien, sans même réfléchir sur  la manière de s’exprimer, l’esprit s’apperçoit involontairement de la langue comme telle et comme se détachant du fond de la pensée. Quant aux traductions qu’on fait du Chinois, Vous avez parfaitement raison, Monsieur, de dire qu’il est bien difficile de prendre son parti là-dessus. Si l’on traduit littéralement et qu’on laisse subsister l’incohérence apparente, que nous y trouvons, on commet une   infidélité envers le lecteur Chinois. Car je suis tout à fait de Votre opinion, Monsieur, que pour lui il n’existe pas d’incohérence dans sa langue. Si au contraire l’on remplit les lacunes et qu’on réduit les idiotismes Chinois à notre phraseologie, on commet une infidélité envers la langue. Car elle n’est pas ainsi, elle a une structure évidemment différente. Dans cet embaras, je crois pourtant qu’il faut avoir recours au premier des deux partis. C’est la langue que nous voulons connoître, et elle est réellement telle. Quant aux Chinois nous n’avons guères besoin d’apprendre qu’ils lient  leurs pensées tout de même que nous, que  leur logique et leur grammaire générale sont les mêmes, ce qui nous intéresse, c’est de savoir, comment  ils font pour arriver au même but que nous avec un instrument entièrement différent. Il faut donc laisser subsister cette différence et ne pas l’altérer, il faut premièrement savoir de quelle manière nous regardons d’après nos idées, peut-être même nos préjugés de grammaire, les mots Chinois, pour pouvoir concevoir l’impression qu’elle[b] doivent faire sur les Chinois eux-mêmes. Si l’on traduisoit autrement, toutes les langues paroitroient être les mêmes. Car toutes, si l’on s’en tient au dernier résultat, sont comprises de la même manière. Mais ce n’est pas du tout cette uniformité du dernier résultat, c’est bien au contraire la variété des moyens & des instrumens que nous examinons dans l’étude  comparative des langues. Voilà, Monsieur, à peu près comme je pense sur le contenû de Votre note 21. L’observation ingénieuse que Vous faites, Monsieur, dans Votre note 9[c] m’a infiniment intéressé. Je crois qu’il arrive même dans l’écriture alphabétique que deux ou plusieurs mots ne paroissent qu’un seul dans l’écriture, puisque celle-ci ne peint pas toutes les nuances de la prononciation. Mais un point sur lequel j’avoue franchement que je ne saurois me ranger de Votre avis, Monsieur, c’est l’influence que dans plusieurs passages de Vos notes Vous accordez pourtant encore à l’écriture Chinoise sur la forme grammaticale de la langue. Cette dernière devoit, selon moi, déjà être arrêtée, lorsque l’écriture prit naissance. Je ne vois pas non plus, pourquoi il n’eût pas été possible d’écrire avec des caractères Chinois toute espèce d’affixes. Il y a deux choses par lesquelles, pour les affixes, les langues peuvent s’éloigner de celles que nous cultivons de préférence. Elles peuvent ne pas avoir d’affixes (mots vides) du tout ou du moins n’en posséder qu’un très-petit nombre, et elles peuvent en avoir suffisamment, mais ne point les lier aux mots en altérant les sons qui se touchent, ainsi que cela se fait dans le Samscrit. Le Chinois est dans le premier cas, il a , comparativement pris, peu de mots vides. Les langues du grand Océan en ont un assez grand nombre, et s’en servent pour marquer les rapports grammaticaux, mais ne les lient pas aux mots par des altérations du son, ou du moins très-rarement. D’après ma manière de penser je suis persuadé que l’écriture ne sauroit être la cause d’aucune de ces deux propriétés, mais si elle pouvoit l’être, ce seroit de la dernière. Car étant une écriture de mots entiers, elle pourroit tenir aussi pour la prononciation, à une certaine distance même ceux des mots que leur sens rapproche  le plus les uns des autres. Mais pourquoi cela ne s’est-il pas fait dans les idiomes des îles de la Mer pacifique ainsi? ou plutôt pourquoi, comme ces îles n’ont jamais eû d’écriture et ne se sont pas servies de l’écriture Chinoise, leurs langues tiennent elles, malgré cela, les mots pleins et les mots vides à l’écart les uns des autres? Ne faut-il pas plutôt attribuer à une conformation particulière des forces intellectuelles des nations la circonstance de ne point avoir crée beaucoup de mots uniquement pour marquer les rapports grammaticaux, et à des habitudes de prononciation celle de ne point fondre ensemble les sons qui s’avoisinent? Je suis bien éloigné pourtant de nier l’influence mutuelle et même l’harmonie parfaite entre les langues et leurs manières de s’écrire, si l’écriture est indigène. J’y crois fortement au contraire. Mais c’est le génie de la langue qui détermine l’écriture. La langue Chinoise invitait, pour ainsi dire, à une écriture qui trace des mots entiers. La langue Samscrite |sic| n’eût jamais comporté une pareille écriture. Là où les sons varient et se diversifient constamment, il falloit nécessairement une écriture qui ne se proposoit d’autre tâche que de peindre les sons. L’écriture une fois établie réagit certainement sur la langue, mais la langue est pour lors déjà formée, et cette influence ne peut point porter sur l’organisation primitive. – Permettez, Monsieur, qu’avant de finir cette lettre je Vous demande encore en grace de Vous rappellez |sic| la promesse que Vous avez faite à l’étude des langues dans Vos recherches sur les langues Tartares que je regarderai toujours comme un ouvrage plein d’idées admirables et de recherches également solides & profondes. Je veux parler des grammaires des langues Tartares que Vous Vous proposiez de publier. Cela seroit de la plus grande importance. Les langues de l’Asie qui possèdent une littérature sont presque les seules dont nous connoissons la grammaire. Même celle du Manchou qui a également une littérature nous est imparfaitement connue. Or une connoissance exacte de la grammaire des langues de l’Asie moyenne et Septentrionale seroit de la plus importance |sic| pour la comparaison de ces idiomes avec ceux du grand Océan & de l’Amérique. J’ai p. e. observé que les formes de la 1. personne du pluriel exclusive & inclusive qui sont assez habituelles aux langues Américaines, se trouvent dans les langues du grand Océan & dans le Manchou. Je ne connois aucune autre langue jusqu’ici qui les possède. D’autres langues de l’Asie ont deux formes de pluriel du verbe, mais on n’a pas encore, je crois, suffisamment examiné en quoi consiste leur différence. – Je crois pouvoir regarder comme un fait que la littérature Chinoise ne renferme pas des grammaires proprement dites. Mais les Chinois ont des notions grammaticales et des termes éminemment expressifs, mots vides, morts cet. Il seroit infiniment précieux de réunir ces idées éparses dont plusieurs se trouvent déjà développées dans Vos Elémens, Monsieur, et de rédiger une espèce de grammaire entièrement Chinoise. Mais il n’y a que les Maîtres qui puissent entreprendre un pareil travail. – Je termine ici cette lettre crainte |sic| de Vous importuner avec plus de questions et de demandes. Veuillez, Monsieur, me conserver à moi & à mes études Votre intérêt bienveillant, et agréer l’assurance de la considération la plus distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

Monsieur,
Votre
très-humble & très-dévoué serviteur,
Humboldt.
à Berlin, ce 6. Juillet, 1827.


Je joins à cette lettre  <trois> exemplaires d’un mémoire que je viens de publier. Je Vous prie, Monsieur, d’en garder un pour Vous, et de présenter des deux autres un à l’Académie des belles lettres & l’autre à la Société Asiatique. Vous aurez cependant la bonté, Monsieur, de ne faire ces deux dernières communications qu’autant que Vous le jugerez à propos.

Fußnoten

    1. a |Editor| Siehe hier Abel-Rémusats "Observations" im Anhang von Humboldts Lettre à Monsieur Abel Rémusat, sur la nature des formes grammaticales en général, et sur le génie de la langue Chinoise en particulier, Paris: Dondey & Dupré 1827, S. 95 ff., hier S. 113ff. (Note 21).
    2. b |Editor| Rousseau/Thouard 1999, S. 250: „elles“
    3. c |Editor| Siehe Lettre à Monsieur Abel Rémusat, sur la nature des formes grammaticales en général, et sur le génie de la langue Chinoise en particulier , Paris: Dondey & Dupré 1827, S. 103f. (Note 9).