Wilhelm von Humboldt an Jean-Pierre Abel-Rémusat, 18.02.1827

|1*| Monsieur,

Mon frère m’a envoyé les feuilles qui sont imprimées[a] jusqu’àprésent de ma lettre sur la langue Chinoise, mais je ne puis attendre la fin de l’ouvrage, avant de Vous présenter, Monsieur, mes vifs et sincères remercîmens des soins que Vous avez bien voulû lui vouer. Vous lui avez rendû un double service. Vous avez corrigé, dans un très-grand nombre d’endroits, le style & avez redressé des phrases incomplettes, louches, & mal tournées, & Vous avez ajouté à mon texte des notes d’un mérite inappréciable pour la science. J’ai examiné avec soin tous les changemens que Vous avez faits à mon manuscrit, et ce travail a été, on ne peut pas plus, instructif pour moi. J’ai vû avec le plus grand intérêt, de quelle manière Vous avez sû donner, en ne corrigeant pour la plûpart que deux ou trois mots seulement, ou plus de clarté ou plus de précision à mes phrases, & j’ai fait des observations extrêmement utiles sur le degré & l’espèce même de clarté qu’on exige |2*| dans les deux langues l’Allemande & la Françoise. Car il ne faut point se faire illusion. Même en pensant, lorsqu’on écrit dans une langue étrangère, dans cette langue seulement, on ne se défait jamais entièrement des habitudes de sa langue maternelle sans un exercice continuel. J’ai eû réellement de la difficulté à exprimer en Français quelques unes des idées de ma lettre, et si le lecteur se ressent moins de l’embaras que cela m’a causé, ce n’est qu’à Vous, Monsieur, qu’il en sera redevable. Quant à Vos notes je les ai lues & relues, & j’en ferai une étude particulière, lorsque je les posséderai en entier. La fin de la 8me feuille me laisse au milieu d’une des discussions les plus intéressantes. Je continue toujours à me convaincre de plus en plus, que l’étude du Chinois & du Sanscrit, c’est à dire des deux langues qui forment, pour ainsi dire, les Colonnes d’Hercule ou vers les deux poles du langage, est ce qu’il y a de plus important pour la comparaison philosophique des langues, et Vos notes jointes à ma lettre contribueront puissamment à fixer les différens points de vue desquels on peut envisager la différence & je dirai même le contraste de |3*| ces deux langues. J’aurois gagné en ne présentant au Public que des idées rectifiées, & il auroit sous ce rapport mieux valû que j’eusse pû réfondre mon petit ouvrage sur Vos notes avant l’impression tout en indiquant la source à laquelle j’aurois puisé. Mais j’avoue que mon amour propre attache plus de prix à l’avantage de p** voir, comme cela est le cas àprésent, mon nom associé au Vôtre. Je crois aussi que les lecteurs et l’intérêt de la discussion gagnent plus par la rédaction actuelle. Partout où il existe une certaine divergence d’opinions il vaut infiniment mieux de voir les deux opinions exposées dans toute leur force & toute leur rigueur que d’en venir d’abord à un terme moyen. Je ne fais pas difficulté d’avouer, que si je n’avois pas eû l’intention de provoquer la discussion, j’aurois énoncé mon jugement sur le Chinois d’une manière moins tranchée & moins décisive. Je suis au reste après avoir lû Vos 20. premières notes, persuadé que la cause de la différence de nos sentimens, Monsieur, ne se trouve pas tant dans notre manière de regar-|4*|der le Chinois que dans les idées générales sur la perfection du langage et qu’il ne seroit pas aussi difficile qu’il paroit au premier abord, de nous réunir aussi sur ce point.

Veuillez en tout cas, Monsieur, agréer mes remercîmens réitérés des peines que Vous avez voulû prendre pour mon opuscule ainsi que l’assurance bien sincère de ma considération la plus distinguée.
Humboldt
à Berlin, ce 18. Février, 1827.

à Mr. Abel-Rémusat à Paris.