Wilhelm von Humboldt an Jean-Pierre Abel-Rémusat, 28.12.1824
Monsieur,[a]L’accueil bienveillant que Vous avez bien voulû faire à mon dernier mémoire sur les langues, me fournit une occasion que j’avois désirée depuis longtems de Vous témoigner, Monsieur, l’éstime profonde que plusieurs de Vos ouvrages m’avoient inspiré. J’ai étudié avec soin les recherches sur les langues Tartares & les principes aussi lumineux que sages que Vous y établissez sur l’étymologie & l’usage qu’on doit en faire m’ont servi de guides dans mes propres études. J’ai admiré également à quel point Vous avez réussi, Monsieur, dans Votre Grammaire Chinoise à analyser la structure & à établir les principes de cette langue extraordinaire qui sembloit presqu’inaccessible jusques ici. Il n’existe selon moi sur aucune langue jusqu’àprésent une grammaire aussi fortement raisonnée, aussi méthodique, puisée dans une connoissance aussi intime[b] de la langue qu’elle traite, et des principes du langage en général.
Je ne pouvois en conséquence que me féliciter de ce que mon mémoire a pû fixer Votre attention, Monsieur, j’aurois dû craindre un juge aussi supérieur à tous les égards, mais Votre indulgence Vous a porté à passer sous silence ou à n’indiquer que très-légèrement les points sur lesquels le manque de connoissances assez étendues m’avoit induit en erreur.
En réfléchissant sur la nature du langage on est naturellement porté à généraliser, à tirer des conséquences, à établir des principes; à moins que de ne s’adonner à une métaphysique creuse, on ne peut baser ces principes que sur la connoissance d’un aussi grand nombre de langues qu’il est possible d’embrasser. Malgré l’exactitude que l’on voue à cette étude, malgré le soin que l’on montre à vraîment approfondir les langues principales et à juger avec une grande cir conspection de celles dans lesquelles on est moins versé, on tombe involontairement en erreur. C’est là ce qui détourne peut - être bien des savans de l’étude générale des langues, et j’avoue que, si j’ose avancer des principes qui y sont puisés, c’est surtout pour les voir ou confirmés ou rectifiés par ceux qui ont approfondi un certain nombre de langues. Je suis donc infiniment plus porté à profiter de la critique qu’à la combattre.
Je Vous dois sous ce rapport, Monsieur, mes sincères remercîmens de ce que Vous avez bien voulû diriger mon attention d’avantage sur la langue Chinoise. Le passage de mon mémoire qui en parle, a besoin d’être rectifié, & je ne manquerai pas de le faire dans une seconde impression. La méthode de lier un sens déterminé & précis à une série de mots de manière que le lecteur ne puisse pas s’y méprendre, est en Chinois d’autant plus ingénieuse, mais aussi d’autant plus difficile à saisir qu’on s’y sert pour cela de moyens moins visibles que dans d’autres idiomes. La Grammaire ne manque certainement pas à la langue Chinoise, mais une partie n’en est, pour ainsi dire, pas apparente.
Vous observez encore très-judicieusement dans Votre article, Monsieur, que la réunion de deux mots dans une forme synthétique tient souvent uniquement à la manière de les lier ou de les séparer en écrivant. Il est vrai que l’accent décide de cette incertitude. Car l’unité des mots me semble dépendre de celle de l’accent, et il faut regarder comme appartenant au même mot les sillabes qui sont placées sous un même accent. Mais il y a tant de cas où l’accent n’est pas connû; dans le Sanscrit nous l’ignorons tout à fait; il est souvent difficile de distinguer l’accent principal de l’accent secondaire, & les sillabes enclitiques augmentent encore l’embarras. Votre observation n’en reste donc pas moins vraie et je tâche, en examinant les formes synthétiques, à m’en tenir aux cas où comme dans la langue Mexicaine le régime entre dans le sein du verbe même. Du reste je ne nie pas que je me confirme de plus en plus dans l’idée qu’il est d’une grande importance qu’une langue offre à l’esprit, ainsi que le font les langues classiques, des formes grammaticales déjà entièrement moulées.
Mais je craindrois de Vous importuner en m’étendant davantage sur ce sujet.
Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de ma vive & sincère reconnoissance & l’assurance de mes sentimens les plus distingués.Humboldt.
à Berlin, ce 28 Décembre, 1824.