Wilhelm von Humboldt an Jean-Pierre Abel-Rémusat, 18.05.1830

|1*| Monsieur,

Vous aurez appris, Monsieur, dans le tems le malheureux évenement qui m’a frappé l’année passée. Md de Humboldt tomba presqu’au moment du retour de notre voyage dangereusement malade, elle succomba au mois de Mars, et cette perte cruelle détruisit tellement toute mon existence domestique que j’ai vécu depuis ce moment dans la plus profonde solitude. Mes études ont fait depuis mon unique occupation. J’ai tâché de remplir des lacunes que je remarquois dans mes connoissances et me suis livré à des recherches particulières sur les langues Malayes et Indo-Chinoises. Mon séjour à Paris et l’avantage de m’y entretenir souvent, avec Vous, Monsieur, m’ont été d’une immense utilité. J’y ai reconnû, combien de connoissances me manquoient encore pour entreprendre des travaux sur les langues en général, et j’ai redoublé de zêle et d’assiduité pour bien employer dans ce sens ma solitude champêtre. J’espère pouvoir Vous présenter en quelque temps d’ici un ouvrage plus digne de l’opinion favorable par laquelle Vous avez souvent eû la bonté d’encourager mes foibles travaux.

Veuillez me permettre, Monsieur, de Vous envoyer en attendant ci-joint un mémoire que j’ai lû il y a quelque temps à notre Académie. Il renferme une idée sur l’origine du pronom personnel dans quelques langues qui m’a parû être intéressante.[a] C’est surtout l’Arménien que j’étudiois, il y a trois ans, qui m’a mis sur la voye de cette découverte Vous trouverez dans mon mémoire un article que je dois à la complaisance de Mr. Neumann. Ce qu’il y avance, |2*| m’a parû ingénieux, je désire que Vous le trouviez en même temps fondé, Monsieur. Mr. Neumann m’avoit communiqué d’abord une note dans laquelle il donnoit encore plus d’étendue à ses idées sur le mot nai. Mais comme il me sembloit attacher à ce mot une signification que je ne trouvois pas justifiée par les passages qu’il citoit, il a modifié ensuite son opinion. Vous m’aviez parlé, Monsieur, avec beaucoup d’éloges des études Chinoises de Mr. Neumann, et c’est là ce qui m’a surtout engagé à y porter plus de confiance. J’ai vû depuis Mr. Neumann plusieurs fois ici, et j’avoue qu’il m’a parû être un homme fort judicieux, et d’un savoir vraîment solide sur plusieurs objets. Je puis naturellement moins juger de ses connaissances en Chinois, et je ne disconviens pas qu’il met parfois plus de confiance que je ne le ferois, dans des connaissances rapidement acquises. J’ai cependant vû avec peine la vivacité et l’espèce d’acharnement avec lesquels il a été attaqué dans nos papiers publics. Les rectifications sont certainement précieuses, mais la politesse et au moins les dehors d’une certaine indulgence n’y gâtent rien.

Mr. Julien m’a addressé un mémoire intéressant sur quelques points de la Grammaire Chinoise. Je l’ai lû avec beaucoup de plaisir, mais si Mr. Julien croit prouver par son travail que le Chinois n’est pas une langue sans flexions et sans de véritables signes grammaticaux, je ne saurois partager son opinion que jusqu’à un certain point. La signification matérielle de quelques particules Chinoises s’est en effèt presqu’entièrement perdue par l’usage qu’on en fait; personne ne l’a mieux observé et prouvé que Vous, Monsieur. Mais ces cas sont isolés dans la langue et n’en forment pas la regle et le caractère, les rapports même que ces particules servent à marquer, ne le sont pas toujours par elles, et il est même impossible de déterminer jusqu’à quel dégré la signification matérielle et primitive s’est |3*| perdue dans cette espèce de mots.

Mon frère me charge des choses les plus amicales pour Vous, Monsieur. Il est au moment d’accompagner par Ordre du Roi le Prince Royal à Varsovie pour y trouver l’Empereur et l’Impératrice de Russie. Cette excursion ne l’éloignera de Berlin que pour deux ou trois semaines seulement.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance sincère de mon éstime toute particulière et de mes sentimens les plus distingués.
Humboldt
à Tegel près de Berlin, ce 18. Mai, 1830.

|4*|
A Monsieur,
Monsieur Abel-Rémusat,
Membre de l’Institut de France cet. cet.
à
Paris,
Bibliothèque Royale.

|Poststempel: Berlin 19 - 5|

Fußnoten

    1. a |Editor| Die Abhandlung wurde bereits im Sommer 1830 an verschiedene Freunde versandt; siehe Leitzmann in GS VI, S. 334 zu Nr. 11.