Wilhelm von Humboldt an Peter Stephen Duponceau, 00.05.1820
A M.r Duponceau, Sécrétaire du Comité historique & littéraire de la société philosophique à Philadelphie.
à Berlin, ce
Monsieur,
J’ai reçu il y a quelque tems par l’entremise de mon frère le 1. Volume des Mémoires que le Comité historique de la société Américaine vient de publier, & je ne saurois Vous exprimer, Monsieur, avec quel intérêt j’ai lû la correspondance intéressante sur les idiômes des Indigènes de l’Amérique, qui en forme la seconde partie, & Votre rapport sur le même objèt. L’une & l’autre sont remplis d’observations ingénieuses, & la première se distingue encore par les notions importante qu’elle donne sur une des langues les plus remarquables, & les moins connues de l’Amérique septentrionale. C’est un véritable service rendû à la science que d’avoir fait précéder la publication de la Grammaire de M.r Zeisberger d’une série de lettres qui sous beaucoup de rapports lui serviront de commentaire, & mettront le lecteur en étât de mieux apprécier la structure singulière de la langue des Lenni Lenape, & le mettront d’avantage en étât d’en faire une comparaison judicieuse avec les autres langues du nouveau continent.
Occupé depuis plusieurs années de l’étude comparative des langues je puis d’autant moins résister, Monsieur, au desire de m’entretenir avec Vous sur ces recherches, que ce sont précisement les langues Américaines qui fixent dans ce moment de préférence mon attention. J’y suis de plus encouragé par la manière flatteuse dont Vous avez bien voulû faire mention de mon Mémoire sur la langue Basque.[a] Une analyse scrupuleusement exacte, & aussi complette que les données que nous possédons, nous permettent de la faire, me semble être un travail indispensable pour l’avancement de la science historique & philosophique du langage. Les recherches sur les langues de l’Asie & de l’Europe seront sans doute toujours plus fécondes en résultats sur les migrations des peuples, le mêlange des races, les altérations que le langage en a subies. Il est très-douteux, si l’ on pourra jamais pouvoir à montrer d’une manière également satisfaisante la filiation des diverses peuplades, & de leurs idiômes en Amérique. N’ayant, outre l’examen de ces derniers, que des traditions vagues pour guides, & manquant absolument de tout monument littéraire, il faudra probablement renoncer à des résultats généraux & certains. Mais quant à l’origine de la parole autant qu’il est possible d’en dévoiler le mystère, & à l’histoire du langage en général, non pas des diverses langues particulières, nous voyons déjà àprésent que l’ étude des langues Américaines nous conduit à des découvertes très -curieuses & très-importantes. Les langues Américaines tiennent de plus près à leur souche, & comme elle portent, ainsi que Vous l’avez observé très-judicieusement, Monsieur, de grands traits de ressemblance générale, elles s’expliquent & s’éclaircissent naturellement.
Je m’applique à l’étude de ces idiômes surtout dans le but d’approfondir la nature du langage. La parole qui survit à l’individû, & se transmet de nation à nation est pour ainsi dire une puissance intermédiaire qui se place entre l’homme, & la nature; elle part de lui, & est indépendante de l’individû, elle sert à expliquer sa pensée, & la dirige & l’altère en même tems; elle renferme dans des sons qui, en se liant constamment à des sons déjà existans, prennent leur origine dans des rapports physiques, matériels & souvent accidentels, une idee susceptible de tous les changemens que la pensée peut y apporter ; n’ayant servi au commencement qu’à exprimer les besoins physiques de peuplades incultes, elle finit, en passant de siècle en siècle, par s’associer aux travaux les plus élevés de la raison & de l’imagination. La science du langage doit l’étudier sous tous ces différens points de vue, & suivre sa marche pendant cet immense trajèt. Elle doit, en fixant constamment ses regards sur l’ensemble de toutes les langues communs, tâcher de résoudre le grand problême de quelle manière le genre humain est parvenû à former le systême d’idées et d’expressions etroitement liées entr’ elles qui constitue notre existence intellectuelle; le langage doit y être regardé comme le génie inspirateur de la pensée, & comme un obstacle à son perfectionnement entier, pour qu’on reconnoisse à la fois & les avantages que les différentes langues lui offrent, & les bornes qu’elles lui opposent.
Il ne faut point croire que l’étude de langues auxquelles on attache communément le nom de barbares, soit étrangère à ces considérations . Il existe dans l’histoire de chaque langue qui a pû atteindre son perfectionnement entier un point bien visiblement marqué où sa structure grammaticale & lexicale, qu’on pourroit nommer sur organisation physique & extérieure, est terminé, & à partir duquel tous les progrès qu’elle fait n’appartiennent plus qu’à son développement intérieur, rural & intellectuel. La langue Greque p. e. a certainement subi bien des changemens, & acquis beaucoup de développemens fuis & délicats depuis Homère jusqu’au regne des Ptolémées en Egypte; mais tout ce qui constitue sa Grammaire en général, la charpente pour ainsi dire de son organisation existait évidemment déjà du tems d’Homère, & bien avant lui. Cet étât d’une langue à l’époque de sa fixation ne sauroit être indifférent pour les progrès ultérieurs, et il tient néaumoins à ses premiers commencemens rudes & informes. J’ai insisté plus haut sur la double nature du langage par laquelle il s’affranchit de la dépendance de l’homme en étant formée par lui. J’aurois pû ajouter encore que même en tant qu’il est l’ouvrage de l’homme, il ne l’est point d’une abstraction réfléchie, de combinaisons artificielles. L’art qui y existe évidemment appartient à la nature, à l’organisation de l’esprit humain, & des organs de sa voix, et les langues deviennent par là des objèts de la nature telle qu’elle est sorti des mains du créateur; elles peuvent être sous ce point de vue, considérées, examinées classées comme les plantes, les animaux, les races de l’homme lui-même. Car elles se lient, comme lui, à un double ordre de choses, & la volonté de l’individu ne commence à influer considérablement sur elles, que lorsque la nature leur a déjà données une forme stable & organique. L’étude des langues qui sortent d’un étât social <encore> peu différent de l’étât de nature est donc précisement le plus propre à les considérer sous ce poit de vue. Elle est indispensable pour connoître les fundamens sur lesquels seuls l’ouvrage du perfectionnement des idées, & de l’accroissement progressif des lumières peut être assis, & vouloir le négliger seroit renoncer l’idée de former un ensemble de la science du langage.
Mais l’étude des langues entreprise dans ces vues ne permet guère qu’en se borne à des observations fugitives, ou isolées, au soin de recueillir les particularités eparses de ces idiômes peu connûs, & à en comparer un nombre de mots pris indifféremment, & sous l’analyse qui doit précéder chaque jugement porté en fait d’etymologie. Elle exige qu’on se livre à la connoissance entière de chaque idiome en particulier, qu’en recherche avec soin jusqu’aux moindres vestiges d’analogie grammaticale, ou lexicale qu’il renferme, qu’on se pénêtre bien de la propriété de sa structure, & de son Vocabulaire, qu’on le juge dans son ensemble, & qu’on ne passe, qu’après avoir achevé ce travail, à le comparer a d’autres de la même origine, ou de la même classe. C’est de cette manière lente, mais selon ma conviction imtime, plus sûre que je procède, je forme une Grammaire de chaque langage particulier, j’examine son systême lexical, je tâche de réunir les mots dans leurs familles naturelles, & je n’abondonne cette occupation que lorsque je ne trouve plus de fils d’analogie à suivre, de rapprochemens à faire.
Les observations générales ne peuvent être que le dernier résultat de ces travaux préalables. Mais en s’occupant de langues d’un même continent, & en passant de l’une à l’autre d’après les rapports d’analogie qu’on y découvre, le jugement commence à se généraliser sans qu’on le veuille, & sans qu’on puisse l’empecher. On auroit même tort de ne pas admettre ces apperçus plus généraux en attendant de les voir se constater d’avantage à mesure que le travail gagne de l’étendue; il suffit de n’y pas tenir au point de les prendre déjà pour prouvés. Tout examen de faits exige qu’on connoisse l’ensemble des questions auxquelles il peut conduire, et il s’entend que pour s’occuper dans le but que je viens de développer des langues Américaines en particulier, faut avoir soin de parcourir au moins fugitivement toute la masse des notions que nous possédons sur ces langues en général.
Sous ce rapport il me semble utile que ceux qui se livrent à ces études trop étendues pour qu’un seul individû puisse se flatter d’en embrasser toutes les parties avec un soin également scrupuleux se communiquent de tems en tems leurs observations, & s’arrêtent dans leur marche pour recueillir les résultats auxquels ils sont parvenus, & pour se faire part de leurs vues encore moins avisées sur la partie de la carrière qui leur reste à fournir. C’est dans cette intention que je prends la liberté de m’addresser à Vous, Monsieur; plusieurs points de Votre correspondance avec M.r Heckewelder m’ont fourni matière à des rapprochemens avec des idiômes Américains que j’ai été à même d’approfondir d’avantage; j’ai comparé Vos vues|?| sur ces langues en général avec celles que je me suis formées jusqu’ici; elles conviennent en grande partie avec les Votres, & je desire les soumettre à Votre jugement en tout qu’elles pourront en différer.
Fußnoten
- a |Editor| Duponceau erwähnt die Reise Humboldts ins Baskenland in seinem Report auf S. XI; auf S. XXXIX geht er auf das Baskische ein und erwähnt Humboldts Ausführungen im Mithridates zu diesem Thema. [FZ]