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Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, LIVRE VI, CHAPITRE XIII.

[212] Le 31 mars. Le vent contraire nous força de rester sur le rivage jusqu'à midi. Nous vîmes une partie des pièces de canne à sucre dévastées par l'effet d'un incendie qui s'étoit propagé d'une forêt voisine. Les Indiens nomades mettent le feu à la forêt partout où ils ont campé la nuit; et, pendant le temps des sécheresses, de vastes provinces seroient en proie à ces incendies, si l'extrême dureté du bois n'empêchoit pas les arbres de se consumer entièrement. Nous trouvâmes des troncs de Desmanthus et d'Acajou (cahoba) qui étoient à peine charbonnés à deux pouces de profondeur.

C'est depuis le Diamante que l'on entre dans un terrain qui n'est habité que par des tigres, des crocodiles et des Chiguire, grande espèce du genre Cavia de Linné. Nous y vîmes des bandes d'oiseaux serrés les uns contre les autres, se projeter sur le ciel, comme un nuage noirâtre qui change de forme à chaque instant. Le fleuve s'élargit peu à peu. Une des rives est généralement aride et sablonneuse par l'effet des inondations; l'autre est plus élevée, et couverte d'arbres de haute futaie. Quelquefois le fleuve est bordé de forêts des deux côtés, et forme un canal droit de 150 toises de large. La disposition des arbres est très-remarquable. On trouve d'abord des buissons de Sauso[1], qui forment comme une haie de quatre pieds de haut: on les croiroit taillés par la main de l'homme. Derrière cette haie s'élève un taillis de Cedrela, de Brésillet et de Gayac. Les palmiers sont assez rares: on ne voit que des troncs épars de Corozo et de Pirilu épineux. Les grands quadrupèdes de ces régions, les tigres, les tapirs et les sangliers Pécari, ont fait des ouvertures dans la haie de Sauso que nous venons de décrire. C'est par-là que sortent les animaux sauvages, lorsqu'ils viennent boire à la rivière. Comme ils craignent peu l'approche d'un canot, on a le plaisir de les voir longer lentement le rivage, jusqu'à ce qu'ils disparoissent dans la forêt en entrant par un des passages étroits que laissent les buissons de distance en distance. J'avoue que ces scènes, qui se répètent souvent, ont toujours conservé le plus grand attrait pour moi. Le plaisir que l'on éprouve n'est pas dû seulement à l'intérêt que prend le naturaliste aux objets de son [2l3] étude, il tient à un sentiment commun à tous les hommes qui sont élevés dans les habitudes de la civilisation. On se voit en contact avec un monde nouveau, avec une nature sauvage et indomptée. Tantôt c'est le Jaguar, belle panthère de l'Amérique, qui paroît sur le rivage; tantôt c'est le Hocco[2] à plumes noires et à tête huppée, qui se promène lentement le long des Sauso. Les animaux de classes les plus différentes se succèdent les uns aux autres. «Es como en el Paraiso[3]», disoit notre pilote, vieux Indien des missions. En effet, tout rappelle ici cet état du monde primitif dont d'antiques et vénérables traditions ont retracé à tous les peuples l'innocence et le bonheur; mais, en observant avec soin les rapports des animaux entre eux, on voit qu'ils s'évitent et se craignent mutuellement. L'âge d'or a cessé, et, dans ce paradis des forêts américaines, comme partout ailleurs, une triste et longue expérience a enseigné à tous les êtres que la douceur se trouve rarement unie à la force.

Lorsque les plages ont une largeur considérable, la rangée de Sauso reste éloignée du fleuve. C'est dans ce terrain intermédiaire que l'on voit des crocodiles, souvent au nombre de 8 ou de 10, étendus sur le sable. Immobiles, les mâchoires ouvertes à angle droit, ils reposent les uns à côté des autres sans se donner aucune de ces marques d'affection que l'on observe chez d'autres animaux qui vivent en société. La troupe se sépare dès qu'elle quitte le rivage. Il est probable cependant qu'elle est composée d'un seul mâle et de beaucoup de femelles; car, comme M. Descourtils, qui a tant étudié les crocodiles de Saint-Domingue, l'a observé avant moi, les mâles sont assez rares, parce qu'ils se tuent en combattant entre eux dans le temps de leurs amours. Ces reptiles monstrueux se sont tellement multipliés, que, pendant tout le cours de la rivière, nous en avons eu presque à chaque instant cinq ou six en vue. Cependant on commençoit à peine à cette époque à s'apercevoir de la crue du Rio Apure, et par conséquent des centaines de crocodiles se trouvoient encore ensevelis dans la vase des savanes. Vers les 4 heures du soir nous nous arrêtâmes pour mesurer un crocodile mort que la rivière avoit jeté sur la plage. Il n'avoit que 16 pieds 8 pouces de long; quelques jours plus tard M. Bonpland en trouva un autre (c'étoit un mâle), dont la longueur étoit de 22 pieds 3 pouces. Sous toutes les zones, en Amérique comme en Égypte, cet animal atteint la même taille. De plus, l'espèce qui est si abondante [214] dans l'Apure, l'Orénoque[4] et le Rio de la Magdalena, n'est pas un cayman ou alligator, mais un véritable crocodile à pieds dentelés aux bords externes, analogue à celui du Nil. Quand on se rappelle que le mâle n'entre dans l'âge de puberté qu'à dix ans, et que sa longueur est alors de 8 pieds, on peut admettre que le crocodile mesuré par M. Bonpland avoit au moins 28 ans. Les Indiens nous disoient qu'à San Fernando il se passe à peine une année sans que deux ou trois personnes adultes, surtout des femmes qui puisent de l'eau à la rivière, ne soient dévorées par ces lézards carnassiers. On nous a raconté l'histoire d'une jeune fille d'Uritucu qui, par une intrépidité et une présence d'esprit extraordinaires, s'étoit sauvée de la gueule d'un crocodile. Dès qu'elle se sentit saisie, elle chercha les yeux de l'animal, et y enfonça les doigts avec une telle violence, que la douleur força le crocodile de la lâcher après lui avoir coupé l'avant-bras gauche. L'Indienne, malgré l'énorme quantité de sang qu'elle perdit, arriva heureusement au rivage, en nageant de la main qui lui restoit. Dans ces pays déserts, où l'homme est toujours en lutte avec la nature, on s'entretient journellement des moyens que l'on peut employer pour échapper à un tigre, à un boa ou Tragavenado à un crocodile; chacun se prépare, pour ainsi dire, aux dangers qui l'attend. «Je savois, disoit froidement la jeune fille d'Uritucu, que le cayman lâche prise si on lui enfonce les doigts dans les yeux.» Longtemps après mon retour en Europe, j'ai appris que, dans l'intérieur de l'Afrique, les nègres connoissent et emploient le même moyen. Qui ne se rappelleroit pas, avec un vif intérêt, Isaaco, le guide de l'infortuné Mungo-Park, saisi deux fois (près de Boulinkombou) par un crocodile, et échappant deux fois de la gueule de ce monstre[5], parce qu'il réussit, sous l'eau, à lui placer les doigts dans les deux yeux! L'Africain Isaaco et la jeune Américaine durent leur salut à la même présence d'esprit, à une même combinaison d'idées.

Le crocodile de l'Apure a les mouvemens brusques et rapides quand il attaque, tandis qu'il se traîne avec la lenteur d'une salamandre lorsqu'il n'est point excité par la colère ou la faim. L'animal en courant fait entendre un bruit sec, qui paroît provenir du frottement qu'exercent les plaques de sa peau les unes contre les autres. Dans ce mouvement, il courbe le dos, et paroît plus haut sur ses jambes que lorsqu'il est en repos. Nous avons souvent entendu de très-près sur les plages [2l5] ce bruit des plaques; mais il n'est pas vrai, comme disent les Indiens, que, semblables aux Pangolins, les vieux crocodiles puissent «dresser leurs écailles et toutes les parties de leur armure. » Le mouvement de ces animaux est sans doute généralement en ligne droite, ou plutôt comme celui d'une flèche qui changeroit de direction de distance en distance. Cependant, malgré le petit appareil des fausses côtes qui lient les vertèbres du col, et qui semblent gêner le mouvement latéral, les crocodiles tournent très-bien s'ils le veulent. J'ai trouvé souvent des petits qui se mordoient la queue; d'autres observateurs ont vu faire cette manœuvre aux crocodiles adultes. Si leurs mouvemens paroissent presque toujours rectilignes, c'est que, semblables à nos petits lézards, ils les exécutent par élans. Les crocodiles sont excellens nageurs; ils remontent facilement contre le courant le plus rapide. Il m'a paru cependant qu'en descendant la rivière, ils ont de la peine à tourner vite sur eux-mêmes. Un jour qu'un grand chien, qui nous accompagnoit dans le voyage de Caracas au Rio Negro, fut poursuivi en nageant par un énorme crocodile prêt à l'atteindre, le chien n'échappa à son ennemi qu'en virant de bord et en se dirigeant tout d'un coup contre le courant. Le crocodile exécuta le même mouvement, mais avec beaucoup plus de lenteur que le chien, qui gagna heureusement le rivage.

Les crocodiles de l'Apure trouvent une nourriture abondante dans les Chiguire[6] (les Cabiais des naturalistes), qui vivent par troupeaux de 50 à 60 individus sur les rives du fleuve. Ces malheureux animaux, grands comme nos cochons, n'ont aucune arme pour se défendre; ils nagent un peu mieux qu'ils ne courent. Cependant sur l'eau ils deviennent la proie des crocodiles, comme à terre ils sont mangés par les tigres. On a de la peine à concevoir comment, persécutés par deux ennemis puissans, ils peuvent être si nombreux; mais ils se propagent avec la même rapidité que les Cobayes, ou petits cochons d'Inde, qui nous sont venus du Brésil.

Au-dessous de la bouche du Caño de la Tigrera, dans une sinuosité qu'on appelle la Vuelta del Joval nous nous arrêtâmes pour mesurer la vitesse de l'eau à sa surface; elle n'étoit que de 3,2 de pieds[7] par seconde, ce qui donne [2l6] 2,56 pieds de vitesse moyenne. Les hauteurs barométriques, en faisant attention aux effets des petites variations horaires, indiquoient à peine une pente de 17 pouces par mille (de 950 toises). La vitesse est l'effet simultané de la pente du terrain et de l'accumulation des eaux par les crues dans les parties supérieures de la rivière. Nous étions de nouveau entourés de Chiguire, qui nagent comme des chiens en élevant la tête et le cou au-dessus de l'eau. Sur la plage opposée nous vîmes avec surprise un grand crocodile, immobile, et dormant au milieu de ces animaux rongeurs. Il s'éveilla lorsque nous approchâmes avec notre pirogue, et chercha lentement l'eau sans que les Chiguire en fussent effrayés. Nos Indiens expliquoient cette indifférence par la stupidité de l'animal; il est plus probable que les Chiguire savent, par une longue expérience, que le crocodile de l'Apure et de l'Orénoque n'attaque pas sur terre, à moins que l'objet qu'il veut saisir ne se trouve immédiatement sur son chemin au moment où il se jette à l'eau.

Près du Joval, la nature prend un caractère imposant et sauvage. C'est là que nous vîmes le tigre le plus grand que nous ayons jamais rencontré. Les indigènes même étoient étonnés de sa longueur prodigieuse; elle surpassoit celle de tous les tigres de l'Inde que j'ai vus dans nos ménageries d'Europe. L'animal étoit étendu à l'ombre d'un grand Zamang[8]. Il venoit de tuer un Chiguire; mais il n'avoit point encore touché à sa proie, sur laquelle il tenoit appuyée une de ses pattes. Les Zamuros espèce de vautours que nous avons comparés plus haut aux Perenoptères de la Basse-Egypte, s'étoient assemblés par bandes pour dévorer ce qui resteroit du repas du Jaguar. Ils offroient le spectacle le plus curieux, par un singulier mélange d'audace et de timidité. Ils s'avançoient jusqu'à deux pieds de distance du Jaguar, mais le moindre mouvement de celui-ci les faisoit reculer. Pour observer de plus près les mœurs de ces animaux, nous nous mîmes dans le petit canot qui accompagnoit notre pirogue. Il est très-rare que le tigre attaque des canots en les atteignant à la nage, et ce n'est toujours que lorsque sa férocité est exaltée par une longue privation de nourriture. Le bruit que faisoient nos rames porta l'animal à se lever lentement pour se cacher derrière les broussailles de Sauso qui bordent le rivage. Les vautours voulurent profiter de ce moment d'absence pour dévorer le Chiguire. Mais le tigre, malgré la proximité de notre canot, se jeta au milieu d'eux; [217] et, dans un accès de colère que sembloient exprimer sa démarche et le mouvement de sa queue, il emporta sa proie dans la forêt. Les Indiens se plaîgnoient de n'être pas pourvus de leurs lances pour mettre pied à terre et pour attaquer le tigre. Ils sont accoutumés à cette arme, et ils avoient raison de ne pas compter sur nos fusils qui, dans un air si prodigieusement humide, refusoient souvent de faire feu.

En continuant de descendre la rivière, nous rencontrâmes le grand troupeau de Chiguire que le tigre avoit mis en fuite, et dans lequel il avoit choisi sa proie. Ces animaux nous virent débarquer tranquillement. Les uns étoient assis et sembloient nous fixer, en remuant, à la manière des lapins, la lèvre supérieure. Ils ne sembloient pas craindre l'homme, mais la vue de notre grand chien les mit en déroute. Comme leur train de derrière surpasse celui de devant, ils courent au petit galop, mais avec si peu de vitesse, que nous parvînmes à en prendre deux. Le Chiguire, qui nage avec la plus grande agilité, pousse un petit gémissement en courant, comme s'il avoit la respiration gênée. C'est le plus grand animal de la famille des Rongeurs; il ne se défend qu'à la dernière extrémité, quand il est cerné et blessé. Comme ses dents mâchelières[9], surtout les postérieures, sont extrêmement fortes et assez longues, il peut, par sa morsure, déchirer la patte d'un tigre ou la jambe d'un cheval. Sa chair a une odeur de musc assez désagréable. On en fait cependant des jambons dans le pays, ce qui justifie presque le nom de cochon d'eau que quelques anciens naturalistes ont donné au Chiguire. Les moines missionnaires n'hésitent pas de manger de ces jambons pendant le carême. D'après leur classification zoologique, ils placent le Tatou, le Chiguire et le Lamantin, près des tortues; le premier, parce qu'il est couvert d'un test dur, d'une espèce de coquille; les deux autres, parce qu'ils sont amphibies. Sur les bords des fleuves Santo Domingo, Apure et Arauca, dans les marais et les savanes inondées[10] des Llanos, les Chiguires se trouvent en si grand nombre, que les pâturages s'en ressentent. Ils broutent l'herbe qui engraisse le plus les chevaux, et qui porte le nom de Chiguirero (herbe de Chiguire). Ils se nourrissent aussi de poisson, et nous avons vu avec étonnement qu'effrayé par l'approche d'un canot, l'animal, en plongeant, reste 8 à 10 minutes sous l'eau. [2l8] Nous passâmes la nuit, comme toujours, à la belle étoile, quoique dans une plantation dont le propriétaire s'occupoit de la chasse des tigres. Il étoit presque nu, et brun-noirâtre comme un Zambo: cela ne l'empêchoit pas de se croire de la caste des blancs. Il appeloit sa femme et sa fille, qui étoient aussi nues que lui, Doña Isabela et Doña Manuela. Sans avoir jamais quitté les rives de l'Apure, il prenoit un vif intérêt « aux nouvelles de Madrid, à ces guerres qui ne finissoient point, et à toutes les choses de là-bas (todas las cosas de allà). »II savoit que le roi d'Espagne viendroit bientôt visiter « les grandeurs du pays de Caracas.»; toutefois, ajouta-t-il plaisamment, « comme les gens de la cour ne savent manger que du pain de froment, ils ne voudront jamais dépasser la ville de la Victoria, et nous ne les verrons pas ici. »J'avois porté avec moi un Chiguire, que je comptois faire rôtir; mais notre hôte nous assuroit que nos otros caballeros blancos, des hommes blancs comme lui et moi, n'étoient pas faits pour manger de ce «gibier indien.» Il nous offrit du cerf qu'il avoit tué la veille avec une flèche, car il n'avoit ni poudre ni armes à feu.

Nous supposâmes qu'un petit bois de bananiers nous cachoit la cabane de la ferme; mais cet homme, si fier de sa noblesse et de la couleur de sa peau, ne s'étoit pas donné la peine de construire un ajoupa en feuilles de palmier. Il nous invitait à faire tendre nos hamacs près des siens, entre deux arbres; et il nous assuroit, avec un air de satisfaction, que si nous remontions la rivière pendant la saison des pluies, nous le trouverions sous un toit[11]. Nous eûmes bientôt lieu de nous plaindre d'une philosophie qui favorise la paresse et rend l'homme indifférent à toutes les commodités de la vie. Un vent furieux s'éleva après minuit, des éclairs sillonnoient l'horizon, le tonnerre grondoit, et nous fûmes mouillés jusqu'aux os. Pendant cet orage, un accident assez bizarre nous égaya un moment. Le chat de Doña Isabela s'étoit perché sur le Tamarin au pied duquel nous bivouaquions. Il se laissa tomber dans le hamac d'un de nos compagnons, qui, blessé par les griffes du chat, et réveillé du plus profond sommeil, se crut attaqué par une bête sauvage de la forêt. Nous accourûmes à ses cris, et nous eûmes de la peine à le faire revenir de son erreur. Tandis qu'il pleuvoit à verse sur nos hamacs et sur les instrumens que nous avions débarqués, Don Ignacio nous félicitoit de notre bonne fortune de ne pas coucher sur la plage, mais de nous trouver dans son domaine avec des blancs et des gens de condition, «entre gente blanca y de trato.» Mouillés comme nous l'étions, nous eûmes de la peine à nous persuader les avantages de [219] notre situation, et nous écoutâmes, avec quelque impatience, le long récit que notre hôte nous fit de sa prétendue expédition au Rio Meta, de la valeur qu'il avoit déployée dans un combat sanglant avec les Indiens Guahibos, et «des services qu'il avoit rendus à Dieu et à son roi, en enlevant des enfans (los Indiecitos) à leurs parens pour les répartir dans les missions.» Quel spectacle bizarre de trouver, dans cette vaste solitude, chez un homme qui se croit de race européenne, et qui ne connoît d'autre abri que l'ombrage d'un arbre, toutes les prétentions vaniteuses, tous les préjugés héréditaires, toutes les erreurs d'une longue civilisation!

Le 1er avril. Nous quittâmes, au lever du soleil, le señor Don Ignacio et la señora Dona Isabela sa femme. Le temps s'étoit rafraîchi; car le thermomètre, qui se soutenoit généralement, le jour, à 30° ou 35°, baissoit à 24°. La température de la rivière changeoit très-peu; elle étoit constamment de 26° à 27°. Le courant entraînoit une énorme quantité de troncs d'arbres. On devroit croire que, dans un terrain entièrement uni, et où l'œil ne distingue pas la moindre colline, le fleuve, par la force de son courant, se seroit creusé un canal en ligne droite. Un coup d'œil jeté sur la carte que j'ai tracée par des relèvemens à la boussole, prouve le contraire. Les deux rives, rongées par les eaux, n'offrent pas une égale résistance, et des inégalités de niveau presque insensibles suffisent pour produire de grandes sinuosités. Cependant, au-dessous du Joval, où le lit de la rivière s'élargit un peu, il forme un canal qui paroît exactement aligné, et qui est ombragé des deux côtés d'arbres très-élèves. Cette partie du fleuve s'appelle le Caño ricco; je l'ai trouvée de 136 toises de large. Nous passâmes une île basse, et habitée par des milliers de flammans, de spatules roses, de hérons et de poules d'eau, qui offroient le mélange de couleur le plus varié. Ces oiseaux étoient tellement serrés les uns contre les autres, qu'ils sembloient ne pouvoir faire aucun mouvement. L'île qu'ils habitent s'appelle Isla de Aves. Plus bas nous dépassâmes le point où l'Apure envoie un bras (le Rio Arichuna) au Cabullare, en perdant un volume d'eau très-considérable. Nous nous arrêtâmes, sur la rive droite, dans une petite mission indienne habitée par la peuplade des Guamos. Il n'y avoit encore que 16 à 18 cabanes construites en feuilles de palmier; cependant les tableaux statistiques que les missionnaires présentent annuellement à la cour, désignent cette réunion de cabanes sous le nom du village de Santa Barbara de Arichuna.

Les Guamos[12] sont une race d'Indiens très-difficile à fixer au sol. Ils ont [220] beaucoup de rapport, dans leurs mœurs, avec les Achaguas, les Guajibos[13] et les Otomacos, dont ils partagent la malpropreté, l'esprit de vengeance, et le goût pour le vagabondage; mais leur langue diffère essentiellement. La plus grande partie de ces quatre tribus se nourrit de la pêche et de la chasse, dans les plaines souvent inondées et situées entre l'Apure, le Meta et le Guaviare. La nature même de ces lieux semble inviter les peuples à une vie errante. Nous verrons bientôt qu'en entrant dans les Montagnes des Cataractes de l'Orénoque, on trouve, chez les Piraoas, les Macos et les Maquiritares, des mœurs plus douces, l'amour de l'agriculture, et une grande propreté dans l'intérieur des cabanes. Sur le dos des montagnes, au milieu de forêts impénétrables, l'homme est forcé de se fixer et de cultiver un petit coin de terre. Cette culture demande peu de soin; tandis que, dans un pays où il n'y a d'autres chemins que les rivières, la vie du chasseur est pénible et difficile. Les Guamos de la mission de Santa Barbara ne purent nous donner les provisions que nous cherchions. Ils ne cultivoient qu'un peu de manioc. Ils sembloient hospitaliers; et, lorsque nous entrions dans leurs cabanes, ils nous offroient du poisson sec et de l'eau (dans leur langue cub). Cette eau étoit rafraîchie dans des vases poreux.

Au-delà de la Vuelta del Cochino roto, dans un lieu où la rivière s'étoit creusé un nouveau lit, nous passâmes la nuit sur une plage aride et très-étendue. La forêt étant impénétrable, nous eûmes la plus grande difficulté de trouver du bois sec pour allumer les feux près desquels les Indiens se croient en sûreté contre les attaques nocturnes du tigre. Notre propre expérience paroît déposer en faveur de cette opinion; mais M. d'Azzara assure que, de son temps, dans le Paraguay, un tigre est venu enlever un homme assis près d'un feu qui étoit allumé dans la savane.

La nuit étoit calme et sereine; il faisoit un beau clair de lune. Les crocodiles étoient étendus sur la plage. Ils se plaçoient de manière à pouvoir regarder le feu. Nous avons cru observer que son éclat les attire comme il attire les poissons, les écrevisses et d'autres habitans de l'eau. Les Indiens nous montroient, dans le sable, les traces de trois tigres, dont deux très-jeunes. C'étoit sans doute une femelle qui avoit conduit ses petits pour les faire boire à la rivière. Ne trouvant aucun arbre sur la plage, nous plantâmes les rames en terre pour y attacher nos hamacs. Tout se passa assez tranquillement jusqu'à 11 heures de la nuit. Alors il s'éleva dans la forêt voisine un bruit si épouvantable, qu'il étoit presque impossible [221] de fermer l'œil. Parmi tant de voix d'animaux sauvages qui crioient à la fois, nos Indiens ne reconnoissoient que ceux qui se faisoient entendre isolément. C'étoient les petits sons flûtés des Sapajous, les gémissemens des Alouates, les cris du tigre, du Couguar, ou lion américain sans crinière, du Pécari, du Paresseux, du Hocco, du Parraqua, et de quelques autres oiseaux gallinacés. Quand les Jaguars approchèrent de la lisière de la forêt, notre chien, qui n'avoit cessé d'aboyer jusque-là se mit à hurler et à chercher de l'abri sous nos hamacs. Quelquefois, après un long silence, le cri des tigres venoit du haut des arbres; et, dans ce cas, il étoit suivi du sifflement aigu et prolongé des singes, qui sembloient fuir le danger dont ils étoient menacés.

Je peins trait pour trait ces scènes nocturnes, parce que, embarqués récemment sur le Rio Apure, nous n'y étions point encore accoutumés. Elles se sont répétées pour nous, pendant des mois entiers, partout où la forêt se rapproche du lit des rivières. La sécurité que montrent les Indiens inspire de la confiance aux voyageurs. On se persuade avec eux que tous les tigres craignent le feu, et qu'ils n'attaquent point un homme couché dans son hamac. En effet, les cas où ces attaques ont lieu sont extrêmement rares, et, pendant un long séjour dans l'Amérique méridionale, je ne me souviens que du seul exemple d'un Llanero qui fut trouvé déchiré dans son hamac vis-à-vis l'île des Achaguas.

Lorsqu'on interroge les indigènes sur les causes du bruit épouvantable que font, à de certaines heures de la nuit, les animaux de la forêt, ils répondent gaîment: « ils fêtent la pleine lune.» Je pense que le plus souvent leur agitation est l'effet de quelque rixe qui s'est élevée dans l'intérieur de la forêt. Les Jaguars, par exemple, poursuivent les Pécaris et les Tapirs qui, ne se défendant que par leur nombre, fuient en bandes serrées, et renversent les buissons qu'ils rencontrent sur leur chemin. Effrayés de cette lutte, les singes, timides et défians, répondent de la cime des arbres aux cris des grands animaux. Ils réveillent les oiseaux qui vivent en société, et peu à peu toute la ménagerie est en mouvement. Nous verrons bientôt que ce n'est pas toujours par un beau clair de lune, mais surtout au moment de l'orage et des grandes averses, que ce vacarme a lieu parmi les bêtes sauvages. «Que le ciel leur accorde une nuit tranquille et du repos comme à nous autres,» isoit le moine qui nous accompagnoit au Rio Negro, lorsqu'excédé de fatigues, il aidoit à établir notre bivouac! C'étoit en effet une position bien étrange que de ne pas trouver le silence au milieu de la solitude des bois. Dans les hôtelleries d'Espagne, on redoute le son aigu des guitares de l'appartement voisin; dans celles de l'Orénoque, qui sont une plage ouverte ou [222] l'ombrage d'un arbre isolé, on craint d'être troublé dans le sommeil par des voix qui sortent de la forêt.

Le 2 avril. Nous mîmes à la voile avant le lever du soleil. La matinée étoit belle et fraîche d'après le sentiment de ceux qui sont accoutumés aux chaleurs de ces climats. Le thermomètre à l'air ne monta qu'à 28°, mais le sable sec et blanc de la plage, malgré son rayonnement vers un ciel sans nuage, avoit conservé une température de 56°. Les marsouins (Toninas) sillonnoient le fleuve en longues files. Le rivage étoit couvert d'oiseaux pêcheurs. Quelques-uns profitent des bois flottans qui descendent le fleuve, et surprennent les poissons qui préfèrent le courant du milieu. Notre canot toucha plusieurs fois dans la matinée. Ces secousses, lorsqu'elles sont très-violentes, peuvent fendre de frêles embarcations. Nous donnâmes sur la pointe de plusieurs grands arbres qui, pendant des années entières, restent dans une position oblique enfoncés dans la vase. Ces arbres descendent du Sarare à l'époque des grandes inondations. Ils remplissent tellement le lit de la rivière, que les pirogues en remontant ont quelquefois de la peine à se frayer un passage par les hauts-fonds, et partout où il y a des tournans. Nous arrivâmes dans un endroit, près de l'île des Carizales, où nous vîmes, au-dessus de la surface de l'eau, des troncs de Courbaril d'une grosseur énorme. Ils étoient couverts d'une espèce de Plotus très-voisine de l'Anhinga. Ces oiseaux se perchent par files, comme les faisans et les Parraquas. Ils restent des heures entières immobiles, le bec élevé vers le ciel, ce qui leur donne un air de stupidité extraordinaire.

Depuis l'île des Carizales nous fûmes d'autant plus frappés de la diminution des eaux de la rivière qu'après la bifurcation à la boca de Arichuna, il n'y a aucun bras, aucun canal naturel de dérivation qui enlève de l'eau à l'Apure. Les pertes ne sont que les effets de l'évaporation et de la filtration sur des plages sablonneuses et humectées. On peut se former une idée de la grandeur de ces effets, en se rappelant que nous avons trouvé la chaleur des sables secs, à diverses heures du jour, de 36° à 52°, celle des sables, couverts de trois à quatre ponces d'eau, de 32°. Le fond des rivières s'échauffe jusqu'à la profondeur où les rayons du soleil peuvent pénétrer sans avoir éprouvé une trop forte extinction dans leur passage par les couches d'eau superposées. D'ailleurs, l'effet des filtrations s'étend bien au-delà du lit du fleuve; il est pour ainsi dire latéral. Les plages qui nous paroissent arides sont imbibées d'eau jusqu'au niveau de la surface de la rivière. A cinquante toises de distance du rivage, nons avons vu jaillir l'eau chaque fois que les Indiens enfonçoient les rames dans le sol: or, ces sables [223] humides dans la profondeur, mais secs par en haut, et exposés aux rayons du soleil, agissent comme des éponges. Ils perdent à chaque instant par vaporisation l'eau infiltrée. Les vapeurs qui se dégagent traversent la couche supérieure des sables fortement échauffés, et deviennent sensibles à l'œil lorsque l'air se refroidit vers le soir. A mesure que les plages se dessèchent, elles soutirent à la rivière de nouvelles portions d'eau, et l'on conçoit que ce jeu continuel de vaporisation et d'imbibition latérale doit causer des pertes énormes, et difficiles à soumettre à un calcul exact. L'accroissement de ces pertes seroit proportionnel à la longueur du cours des fleuves, si, depuis leur source jusqu'à leur embouchure, ils étoient également entourés de plages, mais, comme ces dernières sont le produit des attérissemens, et que les eaux, animées d'une moindre vitesse, à mesure qu'elles s'éloignent de leur source, déposent nécessairement plus dans leur cours inférieur que dans leur cours supérieur, beaucoup de rivières des climats chauds éprouvent une diminution, dans le volume de leurs eaux, en s'approchant de leur embouchure. M. Barrow a observé ces effets curieux des sables, dans la partie australe de l'Afrique, sur les bords de la rivière Orange. Ils sont même devenus l'objet d'une discussion très-importante dans les diverses hypothèses que l'on a formées sur le cours du Niger.

Près de la Vuelta de Basilio, où nous allâmes à terre recueillir des plantes, nous vîmes, sur la cime d'un arbre, deux jolis petits singes, noirs comme du jais, de la taille du Saï, avec des queues prenantes. Leur physionomie et leurs mouvemens indiquoient assez que ce n'étoient ni le Coaïta, ni le Chamek, ni en général un Atèle. Nos Indiens même n'en avoient jamais vu de pareils. Ces forêts abondent en Sapajous inconnus aux naturalistes de l'Europe; et, comme les singes, surtout ceux qui vivent par bandes, et qui, par cette raison, sont plus entreprenans, font, à de certaines époques, de longues migrations, il arrive qu'à l'entrée de la saison des pluies, les indigènes en découvrent autour de leurs cabanes, qu'ils n'ont jamais observés auparavant. Sur cette même rive, nos guides nous montrèrent un nid de jeunes Iguanes qui n'avoient que quatre pouces de long. On auroit eu de la peine à les distinguer d'un lézard commun. Il n'y avoit encore de formé que le fanon au-dessous de la gorge. Les épines dorsales, les grandes écailles redressées, tous ces appendices qui rendent l'Iguane si monstrueuse quand elle a 3 à 4 pieds de long, étoient à peine ébauchés. La chair de ce Saurien nous a paru d'un goût agréable dans tous les pays dont le climat est très-sec: nous l'avons trouvée telle, même à des époques où nous ne manquions pas d'autre nourriture. [224] Elle est très-blanche, et, après la chair du Tatou, ou Armadill, qu'on appelle ici Cachicamo, une des meilleures qu'on trouve dans les cabanes des indigènes.

Il pleuvoit vers le soir. Avant la pluie, des hirondelles, qui ressembloient entièrement aux nôtres, planoient sur la surface des eaux. Nous vîmes aussi une bande de perruches poursuivie par de petits autours non huppés. Les cris perçans de ces perruches contrastoient singulièrement avec le sifflement des oiseaux de proie. Nous passâmes la nuit, en plein air, sur la plage, près de l'île des Carizales. II y avoit plusieurs cabanes d'Indiens entourées de plantations, dans le voisinage. Notre pilote nous fit observer d'avance que nous n'entendrions pas les cris du Jaguar qui, lorsqu'il n'est pas très-pressé par la faim, s'éloigne des endroits où il ne domine pas seul. «Les hommes lui donnent de l'humeur, los hombres lo enfadan», dit le peuple dans les missions. Expression plaisante et naïve, qui énonce un fait bien observé.

Le 3 avril. Depuis notre départ de San Fernando, nous n'avons pas rencontré un seul canot sur cette belle rivière. Tout annonce la plus profonde solitude. Nos Indiens avoient pris, dans la matinée, au hameçon, le poisson que l'on désigne dans le pays sous le nom de Caribe ou Caribito, parce qu'aucun autre poisson n'est plus avide de sang. Il attaque les baigneurs et les nageurs auxquels il emporte souvent des morceaux de chair considérables. Lorsqu'on n'est que légèrement blessé, on a de la peine à sortir de l'eau avant de recevoir les blessures les plus graves. Les Indiens craignent prodigieusement les poissons Caribes, et plusieurs d'entre eux nous ont montré, au mollet et à la cuisse, des plaies cicatrisées, mais très-profondes, faites par ces petits animaux, que les Maypures appellent Umati. Ils vivent au fond des rivières; mais, dès que quelques gouttes de sang ont été répandues dans l'eau, ils arrivent par milliers à la surface. Lorsqu'on réfléchit sur le nombre de ces poissons, dont les plus voraces et les plus cruels n'ont que 4 à 5 pouces de long, sur la forme triangulaire de leurs dents tranchantes et pointues et sur l'ampleur de leur bouche rétractile, on ne doit pas être surpris de la crainte que le Caribe inspire aux habitans des rives de l'Apure et de l'Orénoque. Dans des endroits où la rivière étoit très-limpide, et où aucun poisson ne se montroit, nous avons jeté dans l'eau de petits morceaux de chair couverts de sang. En peu de minutes une nuée de Caribes est venue se disputer la proie. Ce poisson a le ventre tranchant et dentelé en scie, caractère que l'on retrouve dans plusieurs genres, les Serra-Salmes, les Myletes et les Pristigastres. La présence d'une seconde nageoire dorsale adipeuse, et la forme des dents couvertes par [225] les lèvres, éloignées les unes des autres, et plus grandes dans la mâchoire inférieure, placent le Caribe parmi les Serra-Salmes. Il a la bouche beaucoup plus fendue que les Myletes de M. Cuvier. Son corps est vers le dos d'une couleur cendrée, tirant sur le vert; mais le ventre, les opercules, les nageoires pectorales, ventrales et anales, sont d'un bel orange. On compte à l'Orénoque trois espèces (ou variétés?), que l'on distingue par leur grandeur. La moyenne, ou intermédiaire, paroît identique avec l'espèce moyenne du Piraya ou Piranha de Marcgrav[14]. Je l'ai décrite et dessinée[15] sur les lieux. Le Caribito est d'un goût très-agréable. Comme on n'ose se baigner partout où il se trouve, on peut le regarder comme un des plus grands fléaux de ces climats, dans lesquels la piqûre des Mosquitos et l'irritation de la peau rendent l'usage des bains si nécessaire.

Nous nous arrêtâmes à midi dans un site désert appelé l'Algodonal. Je me séparai de mes compagnons, tandis qu'on tiroit le bateau à terre et qu'on étoit occupé à préparer notre dîner. Je me dirigeai le long de la plage pour observer de près un groupe de crocodiles qui dormoient au soleil, et qui se trouvoient placés de manière à appuyer, les uns sur les autres, leurs queues garnies de larges feuillets. De petits hérons[16], blancs comme la neige, se promenoient sur leurs dos et même sur leurs têtes, comme s'ils marchoient sur des troncs d'arbres. Les crocodiles étoient gris-verdâtres, à demi-couverts de limon desséché; à leur couleur et à leur immobilité on les eût pris pour des statues de bronze. Peu s'en fallut que cette excursion ne me devînt funeste. J'avois eu constamment les yeux tournés du côté de la rivière; mais en ramassant des paillettes de mica agglomérées dans le sable, je découvris la trace récente d'un tigre, si facile à reconnoître par sa forme et par sa largeur. L'animal avoit marché vers la forêt. Au moment où je dirigeai mes regards de ce côté, je me trouvai à 80 pas de distance d'un Jaguar couché sous le feuillage épais d'un Ceiba. Jamais tigre ne m'avoit paru si grand.

Il est des accidens de la vie contre lesquels on chercheroit en vain à fortifier sa raison. J'étois très-effrayé, cependant assez maître de moi-même et des mouvemens de mon corps, pour pouvoir suivre les conseils que si souvent les indigènes nous avoient donnés pour de pareils cas. Je continuai de marcher sans [226] courir; j'évitai de remuer les bras, et je crus voir que le Jaguar portoit toute son attention sur un troupeau de Capybara qui traversoit le fleuve. Alors je retournai sur mes pas en décrivant un arc assez large vers le bord de l'eau. A mesure que je m'éloignai, je crus pouvoir accélérer ma marche. Que de fois je fus tenté de regarder derrière moi pour m'assurer que je n'étois pas poursuivi! Heureusement je ne cédai que très-tard à ce désir. Le Jaguar étoit resté immobile. Ces énormes chats à robes mouchetées sont si bien nourris dans les pays qui abondent en Capybara, en Pécari et en daims, qu'ils se jettent rarement sur les hommes. J'arrivai hors d'haleine au bateau, je racontai mon aventure aux Indiens. Elle ne parut guère les émouvoir: cependant, après avoir chargé nos fusils, ils nous accompagnèrent vers le Ceiba sous lequel le Jaguar avoit été couché. Nous ne le trouvâmes plus. II auroit été imprudent de le poursuivre dans la forêt où il faut se disperser ou marcher en file au milieu des lianes entrelacées.

Nous passâmes, dans la soirée, la bouche du Caño del Manati, nommé ainsi à cause de la prodigieuse quantité de Manati ou Lamantins qu'on y prend tous les ans. Ce Cétacé herbivore, que les Indiens appellent Apcia et Avia[17], atteint ici généralement 10 à 12 pieds de long. Il pèse de 500 à 800 livres[18]. Nous vîmes l'eau couverte de ses excrémens, qui sont très-fétides, mais ressemblent entièrement à ceux du bœuf. Il abonde dans l'Orénoque, au-dessous des Cataractes, dans le Rio Meta et dans l'Apure, entre les deux îles des Carrizales et de la Conserva. Nous n'avons pas trouvé des vestiges d'ongles sur la face extérieure et le bord des nageoires qui sont entièrement lisses; mais de petits rudimens d'ongles paroissoient à la troisième phalange, lorsqu'on ôte la peau des nageoires[19]. Dans un individu de 9 pieds de longueur, que nous avons disséqué à Carichana, mission de l'Orénoque, la lèvre supérieure dépassoit la lèvre inférieure de 4 pouces. Elle est couverte d'une peau très-fine, et sert de trompe ou de sonde pour reconnoître les corps environnans. L'intérieur de la bouche, qui a une [227] chaleur sensible dans l'animal fraîchement tué, offre une conformation très-extraordinaire. La langue est presque immobile; mais au-devant de la langue, il y a dans chaque mâchoire un bourrelet charnu et une concavité tapissée d'une peau très-dure qui s'emboîtent réciproquement. Le Lamantin arrache une telle quantité de graminées, que nous en avons trouvé également remplis, et l'estomac divisé en plusieurs poches et les intestins de 108 pieds de longueur. En ouvrant l'animal par le dos, on est frappé de la grandeur, de la forme et de la position de ses poumons. Ils ont des cellules très-larges, et ressemblent à d'immenses vessies natatoires. Leur longueur est de trois pieds. Remplis d'air, ils ont un volume de plus de mille pouces cubes. J'ai été surpris de voir qu'avec des magasins d'air aussi considérables, le Manatí revienne si souvent à la surface de l'eau pour respirer. Sa chair, que, j'ignore par quel préjugé, on nomme malsaine, et calenturiosa[20], est très-savoureuse. Elle m'a paru ressembler plutôt à la chair du cochon qu'à celle du bœuf. Les Guamos et les Otomacos en sont les plus friands; ce sont ces deux nations aussi qui s'adonnent particulièrement à la pêche du Lamantin. On en conserve la chair salée et séchée au soleil, pendant toute l'année, et, comme le clergé regarde ce mammifère comme un poisson, il est très-recherché pendant le carême. Le Lamantin a la vie singulièrement dure; on le lie après l'avoir harponné, mais on ne le tue que lorsqu'on l'a déjà transporté dans la pirogue. Cette manœuvre s'exécute souvent, lorsqu'il est très-grand, au milieu de la rivière, en remplissant la pirogue d'eau à deux tiers de son bord, en la glissant sous l'animal, et en la vidant au moyen d'une calebasse. La pêche est la plus facile à la fin des grandes inondations, lorsque le Lamantin a pu passer des grands fleuves dans les lacs et les marécages environnans, et que les eaux diminuent rapidement. A l'époque où les jésuites gouvernoient les missions du Bas-Orénoque, ils se réunissoient tous les ans à Cabruta, au-dessous de l'embonchure de l'Apure, pour faire, avec les Indiens de leurs missions, une grande pêche de Lamantins au pied de la montagne qui s'appelle aujourd'hui El Capuchino. La graisse de l'animal, connue sous le nom de manteca de manati, sert pour les lampes dans les églises: on l'emploie aussi pour préparer les alimens. Elle n'a pas l'odeur fétide de l'huile de baleine ou des autres Cétacés souffleurs. Le cuir du Lamantin, qui a plus d'un pouce et demi d'épaisseur, est coupé par tranches, et il remplace, comme les bandes de cuir de bœuf, les cordages dans les Llanos. Plongé dans l'eau, il a le défaut d'éprouver un premier degré de putréfaction. On en fait des fouets dans [228] les colonies espagnoles. Aussi les mots de latigo et de manati sont-ils synonymes. Ces fouets de cuir de Lamantin sont un cruel instrument de punition pour les malheureux esclaves, et même pour les Indiens des missions qui, d'après les lois, devroient être traités comme des hommes libres.

Nous bivouaquâmes la nuit vis-à-vis de l'île de la Conserva. En longeant le bord de la forêt, nous fûmes frappés par la vue d'un énorme tronc d'arbre de 70 pieds de haut, et hérissé d'épines rameuses. Les indigènes l'appellent Barba de tigre. C'étoit peut-être un arbre de la famille des Berberidées[21]. Les Indiens avoient allumé nos feux au bord de l'eau. Nous reconnûmes de nouveau que son éclat attiroit les crocodiles, et même les souffleurs (Toninas), dont le bruit interrompoit notre sommeil jusqu'à ce que le feu fût éteint. Nous eûmes cette nuit deux alertes. Je n'en fais mention que parce qu'elles servent à peindre le caractère sauvage de ces lieux. Un Jaguar femelle s'approcha de notre bivouac pour faire boire son petit à la rivière. Les Indiens parvinrent à le chasser: mais nous entendîmes longtemps les cris du petit qui miauloit comme un jeune chat. Bientôt après notre gros chien-dogue fut mordu, ou, comme disent les indigènes, piqué à la pointe du museau par d'énormes chauve-souris qui planoient autour de nos hamac. « Elles étoient pourvues d'une longue queue comme les Molosses: je crois cependant que c'étoient des Phyllostomes, dont la langue, garnie de papilles, est un organe de succion, et peut s'alonger considérablement. La plaie étoit très-petite et ronde. Si le chien jetoit un cri plaintif, dès qu'il se sentoit mordu, ce n'étoit pas de douleur, mais parce qu'il étoit effrayé à la vue des chauve-souris qui sortoient de dessous nos hamacs. Ces accidens sont beaucoup plus rares qu'on ne le croit dans le pays même. Quoique, pendant plusieurs années, nous ayons si souvent couché à la belle étoile, dans des climats où les vampires[22] et d'autres espèces analogues sont communs, nous n'avons jamais été blessés. D'ailleurs, la piqûre n'est aucunement dangereuse, et le plus souvent elle cause si peu de douleur que l'on ne s'éveille qu'après que la chauve-souris s'est retirée.

Le 4 avril. C'étoit le dernier jour que nous passâmes dans le Rio Apure. La végétation de ses rives devint toujours plus uniforme. Nous commencions depuis [229] quelques jours, surtout depuis la mission d'Arichuna, à souffrir cruellement de la piqûre des insectes qui nous couvroient le visage et les mains. Ce n'étoient pas des Mosquitos, qui ont le port de petites mouches ou de Simulies[23], mais des Zancudos qui sont de véritables cousins très-differens de notre Culex pipiens. Ces Tipulaires ne paroissent qu'après le coucher du soleil; elles ont le suçoir tellement alongé, que, lorsqu'elles se fixent sur la surface inférieure du hamac, elles traversent, de leur aiguillon, le hamac et les vêtemens les plus épais.

Nous voulûmes passer la nuit à la Vuelta del Palmito; mais telle est la quantité de Jaguars dans cette partie de l'Apure, que nos Indiens en trouvèrent deux cachés derrière un tronc de Courbaril, au moment où ils voulurent tendre nos hamacs. On nous engagea à nous rembarquer, et à établir notre bivouac dans l'île d'Apurito, tout près de son confluent avec l'Orénoque. Cette portion de l'île appartient à la province de Caracas, tandis que les rives droites de l'Apure et de l'Orénoque font partie, l'une de la province de Varinas et l'autre de la Guyane espagnole. Nous ne trouvâmes pas d'arbres pour fixer nos hamacs. Il fallut coucher sur des cuirs de bœufs étendus par terre. Les canots sont trop étroits et trop remplis de Zancudos pour y passer la nuit.

Comme dans l'endroit où nous avions débarqué nos instrumens, les berges étoient assez rapides, nous y vîmes de nouvelles preuves de ce que j'ai appelé ailleurs la paresse des oiseaux gallinacés des tropiques. Les Hoccos et les Pauxis à pierre[24] ont l'habitude de descendre plusieurs fois par jour à la rivière pour s'y désaltérer. Ils boivent beaucoup et à de courts intervalles, un grand nombre de ces oiseaux s'étoient réunis, près de notre bivouac, à une bande de faisans Parraquas. Ils eurent beaucoup de difficulté à remonter la berge inclinée. Ils le tentèrent plusieurs fois sans se servir de leurs ailes. Nous les chassions devant nous comme on chasseroit des moutons. Les vautours Zamuros se décident de même très-difficilement à s'élever de terre.

J'eus, après minuit, une bonne observation de la hauteur méridienne de α de la Croix du sud. La latitude de la bouche de l'Apure est de 7°36'23''. Le père Gumilla la fixe à 5°5'; D'Anville, à 7°3'; Caulin, à 7°26'. La longitude de la boca de l'Apure, déduite de hauteurs du soleil que j'ai prises le 5 avril au matin, est de 69°7'29'', ou de 1°12'41'' à l'est du méridien de San Fernando.

Le 5 avril. Nous fûmes singulièrement frappés de la petite quantité d'eau que [230] le Rio Apure fournit dans cette saison à l'Orénoque. La même rivière qui, d'après mes mesures, avoit encore 136 toises au Caño ricco, n'en avoit que 60 ou 80 à son embouchure[25]. Sa profondeur, dans cet endroit, n'étoit que de 3 à 4 toises. Elle perd sans doute des eaux par le Rio Arichuna et le Caño del Manati, deux bras de l'Apure qui vont au Payara et au Guarico: cependant la plus grande perte paroît causée par les filtrations sur les plages dont nous avons parlé plus haut. La vitesse de l'Apure, près de son embouchure, n'étoit que de 3 pieds,2 par seconde; de sorte que je pourrois facilement calculer le volume entier de l'eau, si des sondes rapprochées m'avoient fait connoître toutes les dimensions de la section transversale. Le baromètre qui, à San Fernando, 28 pieds au-dessus des eaux moyennes de l'Apure, s'étoit soutenu à 9 heures et demie du matin, à 335,6 lignes, étoit à l'embouchure de l'Apure dans l'Orénoque, à 11 heures du matin, à 337,3 lignes[26]. En comptant la longueur totale (avec les sinuosités[27]) de 94 milles ou de 89300 toises, et en faisant attention à la petite correction provenant du mouvement horaire du baromètre, on trouve une pente moyenne de 13 pouces (exactement 1 pied,15) par mille de 950 toises. La Condamine et le savant major Rennel supposent que la pente moyenne de l'Amazone et du Gange n'atteint pas même 4 à 5 pouces par mille[28].

Nous touchâmes plusieurs fois sur des bas-fonds avant d'entrer dans l'Orénoque. Les attérissemens sont immenses vers le confluent. Il fallut nous faire touer le long de la rive. Quel contraste entre cet état de la rivière, immédiatement avant l'entrée de la saison des pluies où tous les effets de la sécheresse de l'air et de l'évaporation ont atteint leur maximum, et cet autre état automnal où l'Apure, semblable à un bras de mer, couvre les savanes à perte de vue. Nous découvrîmes vers le sud les collines isolées de Coruato; à l'est les rochers granitiques de Curiquima, le pain de sucre de Caycara et les montagnes du Tyran[29] (Cerros del Tirano) commencèrent à s'élever sur l'horizon. Ce n'est pas sans émotion que nous vîmes pour la première fois, après une longue attente, les eaux de l'Orénoque dans un point si éloigné des côtes. [231]

LIVRE VII, CHAPITRE XIX

JONCTION DU RIO APURE ET DE L'ORÉNOQUE.—MONTAGNES DE L'ENCARAMADA.-URUANA.—BARAGÜAÑ.—CARICHANA.—EMBOUCHURE DU META.—ISLE PANUMANA.

En sortant du Rio Apure, nous nous trouvâmes dans un pays d'un aspect tout différent. une immense plaine d'eau s'étendoit devant nous, comme un lac, à perte de vue. Des vagues blanchissantes se soulevoient à plusieurs pieds de hauteur par le conflit de la brise et du courant. L'air ne retentissoit plus des cris perçans des hérons, des flammants et des spatules qui se portent en longues files de l'une à l'autre rive. Nos yeux cherchoient en vain de ces oiseaux nageurs dont les ruses industrieuses varient dans chaque tribu. La nature entière paroissoit moins animée. A peine reconnoissions-nous dans le creux des vagues quelques grands crocodiles fendant obliquement, à l'aide de leurs longues queues, la surface des eaux agitées. L'horizon étoit borné par une ceinture de forêts; mais nulle part ces forêts ne se prolongeoient jusqu'au lit du fleuve. De vastes plages, constamment brûlées par les ardeurs du soleil, désertes et arides comme les plages de la mer, ressembloient de loin, par l'effet du mirage, à des mares d'eaux dormantes. Loin de fixer les limites du fleuve, ces rives sablonneuses les rendoient incertaines. Elles les rapprochoient ou les éloignoient tour à tour, selon le jeu variable des rayons infléchis.

A ces traits épars du paysage, à ce caractère de solitude et de grandeur, on reconnoît le cours de l'Orénoque, un des fleuves les plus majestueux du Nouveau-Monde. Partout les eaux, comme les terres, offrent un aspect caractéristique et individuel. Le lit de l'Orénoque ne ressemble point aux lits du Meta, du Guaviare, du Rio Negro et de l'Amazone. Ces différences ne dépendent pas uniquement de la largeur ou de la vitesse du courant: elles tiennent à un ensemble de rapports qu'il est plus facile de saisir, lorsqu'on est sur les lieux, que de définir avec précision. [232] C'est ainsi que la forme seule des vagues, la teinte des eaux, l'aspect du ciel et des nuages feroient deviner à un navigateur expérimenté s'il se trouve dans l'Atlantique, dans la Méditerranée ou dans la partie équinoxiale du Grand Océan.

Il souffloit un veut frais de l'est-nord-est. Sa direction nous étoit favorable pour remonter l'Orénoque à la voile vers la mission de l'Encaramada; mais notre pirogue résistoit si mal au choc des vagues que, par la violence du mouvement, les personnes qui souffroient habituellement à la mer, se trouvoient incommodées sur le fleuve. Le clapotis des vagues est causé par le choc des eaux à la jonction des deux rivières. Ce choc est très-violent, mais il s'en faut de beaucoup qu'il soit aussi dangereux que l'assure le père Gumilla[30]. Nous passâmes la Punta Curiquima, qui est une masse isolée de granite quarzeux, un petit promontoire composé de blocs arrondis. C'est là que, sur la rive droite de l'Orénoque, du temps des Jésuites, le père Rotella avoit fondé une mission d'Indiens Palenques et Viriviri ou Guires. A l'époque des inondations, le rocher Curiquima et le village placé au pied étoient entourés d'eau de toutes parts. Cet inconvénient très-grave et l'innombrable quantité de mosquitos et de niguas[31], dont souffroient le missionnaire et les Indiens, firent abandonner un site si humide. Il est entièrement désert aujourd'hui; tandis que, vis-à-vis, sur la rive gauche du fleuve, les petites montagnes de Coruato sont la retraite d'Indiens vagabonds expulsés, soit des missions, soit de tribus qui ne sont pas soumises au régime des moines.

Frappé de l'extrême largeur de l'Orénoque, entre l'embouchure de l'Apure et le rocher Curiquima, je l'ai déterminée au moyen d'une base mesurée deux fois sur la plage occidentale. Le lit de l'Orénoque, dans son état actuel des basses eaux, avoit 1906 toises[32] de large; mais cette largeur atteint jusqu'à 5517 toises[33] lorsque, dans le temps des pluies, le rocher Curiquima et la ferme du Capuchino, près de la colline de Pocopocori, deviennent des îles. L'intumescence de l'Orénoque augmente par l'impulsion des eaux de l'Apure qui, loin de former, comme d'autres affluens, un angle aigu avec la partie amont du récipient principal, se joint en angle droit. La température des eaux de l'Orénoque, mesurée [233] dans plusieurs points du lit, étoit, au milieu du thalweg, où le courant a le plus de vitesse, 28°,3, vers les bords 29°,2.

Nous remontâmes d'abord vers le sud-ouest jusqu'à la plage des Indiens Guaricotos, située sur la rive gauche de l'Orénoque, et puis vers le sud. La rivière est si large que les montagnes de l'Encaramada paroissent sortir de l'eau comme si on les voyoit au-dessus de l'horizon de la mer. Elles forment une chaîne continue dirigée de l'est à l'ouest: à mesure que l'on en approche, l'aspect du pays devient plus pittoresque. Ces montagnes sont composées d'énormes blocs de granite fendillés et entassés les uns sur les autres. Leur division en blocs est l'effet de la décomposition. Ce qui contribue surtout à embellir le site de l'Encaramada, c'est la force de la végétation qui couvre les flancs des rochers en ne laissant libres que leurs cimes arrondies. On croit voir d'anciennes masures qui s'élèvent au milieu d'une forêt. La montagne même à laquelle la mission est adossée, le Tepupano[34] des Indiens Tamanaques, est surmontée par trois énormes cylindres granitiques, dont deux sont inclinés, tandis que le troisième, échancré à sa base, et de plus de 80 pieds de hauteur, a conservé une position verticale. Ce rocher, qui rappelle la forme des Schnarcher du Harz, ou celle des Orgues d'Actopan au Mexique[35] , faisoit partie jadis du sommet arrondi de la montagne. Sous toutes les zones, c'est le caractère du granite non stratifié, de se séparer, par décomposition, en blocs de formes prismatique, cylindrique ou colonnaire.

Vis-à-vis la plage des Guaricotos, nous nous approchâmes d'un autre monceau de roches qui est très-bas, et de trois à quatre toises de long. Il s'élève au milieu de la plaine, et ressemble moins à un tumulus qu'à ces masses de pierres granitiques que l'on désigne, dans le nord de la Hollande et de l'Allemagne, par le nom de Hünenbette, lits (ou tombeaux) de héros. Les plages, dans cette partie de l'Orénoque, ne sont plus des sables purs et quarzeux, elles sont composées d'argile et de paillettes de mica, déposées par strates très-minces et le plus souvent inclinés de 40 à 50 degrés. On croiroit voir du micaschiste décomposé. Ce changement dans la constitution géologique des plages, s'étend bien au-delà de la bouche de l'Apure. [234] Nous avons commencé à l'observer dans cette dernière rivière jusqu'à l'Algodonal et jusqu'au Caño del Manati. Les paillettes de mica viennent, à n'en pas douter, des montagnes granitiques de Curiquima et de l'Encaramada; car, plus au nord et à l'est, on ne trouve que des sables quarzeux, du grès, du calcaire compacte et du gypse. Des attérissemens portés successivement du sud au nord ne doivent pas nous étonner à l'Orénoque; mais à quoi attribuer le même phénomène dans le lit de l'Apure, sept lieues à l'ouest de son embouchure? Dans l'état actuel des choses, malgré les crues de l'Orénoque, les eaux de l'Apure ne rétrogradent jamais jusque-là; et, pour expliquer ce phénomène, on est forcé d'admettre que les couches micacées se sont déposées dans un temps où toute cette contrée très-basse, entre Caycara, l'Algodonal et les montagnes de l'Encaramada, formoit le bassin d'un lac intérieur.

Nous nous arrêtâmes quelque temps dans le port de l'Encaramada. C'est une espèce d'embarcadère, un lieu où se réunissent les bateaux. Un rocher de 40 à 50 pieds de haut forme le rivage. Ce sont toujours les mêmes blocs de granite amoncelés les uns sur les autres, comme dans le Schneeberg en Franconie, et dans presque toutes les montagnes granitiques de l'Europe. Quelques unes de ces masses détachées ont une forme sphéroïde; ce ne sont pas cependant des boules à couches concentriques, comme nous en avons décrit ailleurs, mais de simples blocs arrondis, des noyaux séparés de leurs enveloppes par l'effet de la décomposition. Ce granite est gris de plomb, souvent noir, comme couvert d'oxide de manganèse, mais cette couleur ne pénètre pas à ⅓ de ligne dans l'intérieur de la roche qui est blanc-rougeâtre, à gros grains, et dépourvue d'amphibole.

Les noms indiens de la mission de San Luis del Encaramada sont Guaja et Caramana[36]. C'est le petit village fondé, en 1749, par le père jésuite Gili, auteur de la Storia dell Orinoco, publiée à Rome. Ce missionnaire, très [235] instruit dans les langues des Indiens, a vécu dans cette solitude pendant dix-huit ans, jusqu'à l'expulsion des jésuites. Pour se former une idée exacte de l'état sauvage de ces pays, il faut se rappeler que le père Gili parle de Carichana[37], qui est à 40 lieues de l'Encaramada, comme d'un point très-éloigné, et qu'il ne s'est jamais avancé jusqu'à la première cataracte du fleuve dont il a osé entreprendre la description.

Nous rencontrâmes, dans le port de l'Encaramada, des Caribes de Panapana. C'étoit un Cacique qui remontoit l'Orénoque dans sa pirogue pour prendre part à la fameuse pêche des œufs de tortue. Sa pirogue étoit arrondie vers le fond comme un Bongo, et suivie d'un canot plus petit appelé curiara. Il étoit assis sous une espèce de tente [toldo] construite, de même que la voile, en feuilles de palmiers. Sa gravité froide et silencieuse, le respect avec lequel le traitoient les siens, tout annonçoit en lui un personnage important. Le Cacique avoit d'ailleurs le même costume que ses Indiens. Tous étoient également nus, armés d'arcs et de flèches, et couverts d'Onoto, qui est la fécule colorante du Rocou. Le chef, les domestiques, les meubles, le bateau et la voile étoient peints en rouge. Ces Caribes sont des hommes d'une stature presque athlétique: ils nous parurent beaucoup plus élancés que les Indiens que nous avions vus jusque-là. Leurs cheveux lisses et touffus, coupés sur le front comme ceux des enfans de chœur, leurs sourcils peints en noir, leur regard à la fois sombre et vif, donnent à leur physionomie une expression de dureté extraordinaire. N'ayant vu jusqu'alors que les crânes de quelques Caribes des îles Antilles conservés dans les cabinets de l'Europe, nous fûmes surpris de trouver à ces Indiens, qui étoient de race pure, le front beaucoup plus bombé qu'on ne nous l'avoit dépeint. Les femmes, très-grandes, mais d'une saleté dégoûtante, portoient sur le dos leurs petits enfans dont les cuisses et les jambes, de distance en distance, étoient assujéties par des ligatures de toile de coton très-larges. Les chairs, fortement comprimées au-dessous des ligatures, étoient gonflées dans les interstices. On observe en général que les Caribes sont aussi soigneux de leur extérieur et de leur parure que le peuvent être des hommes nus et peints en rouge. Ils attachent beaucoup d'importance à de certaines formes du corps, et une mère seroit accusée d'une coupable indifférence envers ses enfans si, par des moyens artificiels, elle ne cherchoit pas à leur façonner le mollet de la jambe à la mode du pays. Comme aucun de nos Indiens de l'Apure ne savoit la langue caribe, nous ne pûmes prendre des renseignemens auprès du [236] Cacique de Panama sur les campemens qui se font, dans cette saison, dans plusieurs îles de l'Orénoque, pour la récolte des œufs de tortue.

Près de l'Encaramada, une île extrêmement longue divise la rivière en deux bras. Nous passâmes la nuit dans une anse rocheuse, vis-à-vis de l'embouchure du Rio Cabullare qui se forme du Payara et de l'Atamaica, et que l'on regarde quelquefois comme une des branches de l'Apure, parce qu'il communique avec celui-ci par le Rio Arichuna. La soirée étoit belle. La lune éclairoit la cime des rochers granitiques. Malgré l'humidité de l'air, la chaleur étoit si uniformément distribuée, qu'aucune scintillation ne se fit remarquer, pas même à 4° ou 5° de hauteur au-dessus de l'horizon. La lumière des planètes étoit singulièrement affoiblie et si, à cause de la petitesse du diamètre apparent de Jupiter, je ne soupçonnois pas quelque erreur dans l'observation, je dirois qu'ici, pour la première fois, nous crûmes tous distinguer à la vue simple le disque de Jupiter. Vers minuit, le vent nord-est devint très-violent. Il n'amenoit pas des nuages mais la voûte du ciel se couvroit de plus en plus de vapeurs. De fortes rafales se firent sentir et nous firent craindre pour la sûreté de notre pirogue. Nous n'avions vu, pendant toute cette journée, que très-peu de crocodiles, mais tous d'une grandeur extraordinaire, de 20 à 24 pieds. Les Indiens nous assuroient que les jeunes crocodiles préfèrent les mares et les rivières moins larges et moins profondes. Ils s'accumulent surtout dans les Caños, et l'on seroit tenté de dire d'eux ce que Abd-Allatif dit des crocodiles du Nil[38] « qu'ils fourmillent comme des vers dans les eaux basses du fleuve et à l'abri des îles inhabitées. »

Le 6 avril. En continuant de remonter l'Orénoque, d'abord vers le sud, puis vers le sud-ouest, nous aperçûmes le revers austral de la Serranía ou chaîne de montagnes de l'Encaramada. La partie la plus rapprochée du fleuve n'a que 140 à 160 toises de hauteur; mais, par ses pentes abruptes, par sa position au milieu d'une savane, par ses sommets rocheux, taillés en prismes informes, la Serranía paroît singulièrement élevée. Sa plus grande largeur n'est que de trois lieues; d'après des renseignemens que m'ont donnés des Indiens de la nation Pareka, elle s'élargit considérablement vers l'est. Les cimes de l'Encaramada forment le chaînon le plus septentrional d'un groupe de montagnes qui bordent la rive droite de l'Orénoque, entre les 5° et les 7° ⅔ de latitude, depuis la bouche da Rio Zama jusqu'à celle du Cabullare. Les différens chaînons dans lesquels ce groupe est divisé, sont séparés par de petites plaines couvertes de graminées. Ils ne [235] conservent pas entre eux un parallélisme parfait; car les plus septentrionaux sont dirigés de l'ouest à l'est, et les plus méridionaux du nord-ouest au sud-est. Ce changement de direction explique suffisamment l'accroissement en largeur qu'on observe dans la cordillère de la Parime vers l'est, entre les sources de l'Orénoque et du Rio Paruspa. En pénétrant au-delà des grandes cataractes d'Atures et de Maypures, nous verrons paroître successivement sept chaînons principaux, ceux de l'Encaramada ou de Sacuina, de Chaviripa, du Baraguan, de Carichana, d'Uniama, de Calitamini et de Sipapo. Cet aperçu peut servir à donner une idée générale de la constitution géologique du sol. Partout sur le globe on reconnoît une tendance vers des formes régulières dans les montagnes qui paroissent le plus irrégulièrement agroupées. Chaque chaînon se présente dans une coupe transversale, comme un sommet isolé, à ceux qui naviguent sur l'Orénoque; mais cet isolement est une simple apparence. La régularité dans la direction et la séparation des chaînons semble diminuer à mesure qu'on avance vers l'est. Les montagnes de l'Encaramada se réunissent à celles du Mato qui donnent naissance au Rio Asiveru ou Cuchivero; celles de Chaviripe se prolongent, par les montagnes granitiques du Corosal, d'Amoco et du Murcielago, vers les sources de l'Erevato et du Ventuari.

C'est à travers ces montagnes, qui sont habitées par des Indiens d'un caractère doux et adonnés à l'agriculture[39], que, lors de l'expédition des limites, le général Iturriaga fit passer les bêtes à cornes destinées pour l'approvisionnement de la nouvelle ville de San Fernando de Atabapo. Les habitans de l'Encaramada montrèrent alors aux soldats espagnols le chemin du Rio Manapiari[40] qui débouche dans le Ventuari. En descendant ces deux rivières, on parvint à l'Orénoque et à l'Atabapo sans passer les grandes cataractes qui offrent des obstacles presque insurmontables au transport du bétail. L'esprit d'entreprise qui avoit distingué si éminemment les Castillans, lors de la découverte de l'Amérique, reparût de nouveau , pour quelque temps, au milieu du dix-huitième siècle, lorsque le roi Ferdinand VI voulut connoître les véritables limites de ses vastes possessions, et que, dans les forêts de la Guyane, dans cette terre classique du mensonge et des traditions fabuleuses, l'astuce des Indiens fit renaître l'idée chimérique des [238] richesses du Dorado qui avoient tant occupé l'imagination des premiers conquérans.

On se demande, au milieu de ces montagnes de l'Encaramada, qui, comme la plupart des roches granitiques à gros grains, sont dépourvues de filons, d'où viennent ces pépites d'or que Juan Martinez[41] et Raleigh prétendent avoir vues si abondamment entre les mains des Indiens de l'Orénoque. Je pense, d'après ce que j'ai observé dans cette partie de l'Amérique, que l'or, comme l'étain[42], est quelquefois disséminé d'une manière presque imperceptible dans la masse même des roches granitiques, sans qu'on puisse admettre qu'il y ait une ramification et un entrelacement de petits filons. Il n'y a pas très-longtemps que, dans la Quebrada del Tigre[43], des Indiens de l'Encaramada ont trouvé un grain d'or de deux lignes de diamètre. Il étoit arrondi et paroissoit avoir été charié par les eaux. Cette découverte intéressoit beaucoup plus les missionnaires que les indigènes; elle ne fut suivie d'aucune autre semblable.

Je ne puis quitter ce premier chaînon des montagnes de l'Encaramada, sans rappeler ici un fait qui n'étoit pas resté inconnu au père Gili, et qu'on m'a souvent cité lors de notre séjour dans les missions de l'Orénoque. Les indigènes de ces contrées ont conservé la croyance «que, lors des grandes eaux, tandis que leurs pères étoient forcés d'aller à canot pour échapper à l'inondation générale, les flots de la mer venoient battre contre les rochers de l'Encaramada. » Cette croyance ne se présente pas isolément chez un seul peuple, les Tamanaques: elle fait partie d'un système de traditions historiques dont on trouve des notions éparses chez les Maypures des grandes cataractes, chez les Indiens du Rio Erevato[44], qui se jette dans le Caura, et chez presque toutes les tribus du Haut-Orénoque. Lorsqu'on demande aux Tamanaques comment le genre humain a survécu à ce grand cataclysme, l'âge de l'eau des Mexicains, ils disent «qu'un homme et une femme se sont sauvés sur une haute montagne appelée Tamanacu, située sur les rives de l'Asiveru, et que, jetant derrière eux, au-dessus de leurs têtes, les fruits du palmier Mauritia, [239] ils virent naître des noyaux de ces fruits les hommes et les femmes qui repeuplèrent la terre.» Voilà, dans toute sa simplicité, parmi des peuples aujourd'hui sauvages, une tradition que les Grecs ont embellie de tous les charmes de l'imagination! A quelques lieues de l'Encaramada s'élève, au milieu de la savane, un rocher appelé Tepu-mereme, la roche peinte. II offre des figures d'animaux et des traits symboliques semblables à ceux que nous avons vus en redescendant l'Orénoque, à peu de distance au-dessous de l'Encaramada, près de la ville de Caycara. En Afrique, de semblables rochers sont appelés, par les voyageurs, des pierres à fétiches. Je ne me servirai point de ce nom, parce que le fétichisme n'est point répandu parmi les indigènes de l'Orénoque, et que les figures d'étoiles, de soleil, de tigres et de crocodiles, que nous avons trouvées tracées sur des rochers, dans des lieux aujourd'hui inhabités, ne me paroissent aucunement désigner des objets du culte de ces peuples. Entre les rives du Cassiquiare et de l'Orénoque; entre l'Encaramada, le Capuchino et Caycara, ces figures hiéroglyphiques sont souvent placées, à de grandes hauteurs, sur des murs de rochers qui ne seroient accessibles qu'en construisant des échafaudages extrêmement élevés. Lorsqu'on demande aux indigènes comment ces figures ont pu être sculptées, ils répondent en souriant, comme rapportant un fait qu'un étranger, qu'un homme blanc seul peut ignorer, «qu'à l'époque des grandes eaux, leurs pères alloient en canot à cette hanteur».

Ces antiques traditions du genre humain, que nous trouvons dispersées sur la surface du globe, comme les débris d'un vaste naufrage, sont du plus grand intérêt pour l'étude philosophique de notre espèce. Semblables à de certaines familles des végétaux qui, malgré la diversité des climats et l'influence des hauteurs, conservent l'empreinte d'un type commun, les traditions cosmogoniques des peuples offrent partout une même physionomie, des traits de ressemblance qui nous remplissent d'étonnement. Tant de langues diverses, appartenant à des rameaux qui paroissent entièrement isolés, nous transmettent les mêmes faits. Le fond des traditions sur les races détruites et le renouvellement de la nature, ne varie presque pas[45]; mais chaque peuple leur donne une teinte locale. Dans les grands continens comme dans les plus petites îles de l'Océan-Pacifique, c'est toujours la montagne la plus élevée et la plus voisine sur laquelle se sont sauvés les restes du genre humain, et cet événement paroît d'autant plus récent, que les nations sont plus incultes et que la conscience qu'elles ont d'elles-mêmes ne date pas de très-loin. [240] Lorsqu'on étudie avec attention les monuments mexicains antérieurs à la découverte du Nouveau-Monde, lorsqu'on pénètre dans les forêts de l'Orénoque, et qu'on connoît la petitesse des établissemens européens, leur isolement et l'état des tribus restées indépendantes, on ne peut se permettre d'attribuer les analogies que nous venons de citer à l'influence des missionnaires et à celle du christianisme sur les traditions nationales. Il est tout aussi peu probable que l'aspect de corps marins, trouvés sur le sommet des montagnes, ait fait naître, chez les peuples de l'Orénoque, l'idée de ces grandes inondations qui ont éteint, pour quelque temps, les germes de la vie organique sur le globe. Le pays qui s'étend de la rive droite de l'Orénoque jusqu'au Cassiquiare et au Rio Negro, est un pays de roches primitives. J'y ai vu une petite formation de grès ou conglomérat, mais point de calcaire secondaire, pas de trace de pétrifications.

            Le vent frais du nord-est nous conduisit à pleines voiles vers la boca de la Tortuga. Nous mîmes pied à terre, à 11 heures du matin, dans une île que les Indiens de la mission d'Uruana regardent comme leur propriété, et qui est placée au milieu du fleuve. Cette île est célèbre, à cause de la pêche des tortues, ou comme on dit ici, de la cosecha, récolte des œufs qui s'y fait annuellement. Nous y trouvâmes un rassemblement d'Indiens qui campoient sous des huttes construites en feuilles de palmiers. Ce campement renfermoit plus de 300 personnes. Accoutumés, depuis San Fernando de Apure, à ne voir que des plages désertes, nous fûmes singulièrement frappés du mouvement qui régnoit ici. Il y avoit, outre les Guamos et les Otomacos d'Uruana, qui sont regardés comme deux races sauvages et intraitables des Caribes et d'autres Indiens du Bas-Orénoque. Chaque tribut campoit séparément, et se distinguoit par les pigmens dont leur peau étoit peinte. Nous trouvâmes, au milieu de cette réunion tumultueuse, quelques hommes blancs, surtout des pulperos ou petits marchands de l'Angostura qui avoient remonté le fleuve pour acheter aux indigènes l'huile des œufs de tortues. Le missionnaire d'Uruana, natif d'Alcala de Henarez, vint à notre rencontre. Il fut on ne peut pas plus surpris de notre apparition. Après avoir admiré nos instrumens, il nous fit une peinture exagérée des souffrances auxquelles nous serions nécessairement exposés en remontant l'Orénoque au-delà des cataractes. Le but de notre voyage lui parut très-mystérieux. « Comment croire, disoit-il, que vous avez quitté votre patrie pour venir dans ce fleuve vous faire manger par les Mosquitos, et mesurer des terres qui ne vous appartiennent pas?» Nous étions heureusement munis de recommandations du père gardien des missions de Saint-François; et le beau-frère du gouverneur de Varinas, qui nous accompagnoit, fit disparoître [241] bientôt les doutes que notre costume, notre accent et notre arrivée dans cette île sablonneuse avoient fait naître parmi les blancs. Le missionnaire nous invita à partager avec lui un repas frugal de bananes et de poissons. Il nous apprit qu'il étoit venu camper avec les Indiens, pendant. le temps de la récolte des œufs, pour célébrer tous les matins la messe en plein air, pour se procurer l'huile nécessaire à l'entretien de la lampe de l'église, et surtout pour gouverner cette republica de Indios y Castellanos, dans laquelle chacun vouloit profiter seul de ce que Dieu avoit accordé à tous.»

            Nous fîmes le tour de l'île accompagnés du missionnaire et d'un pulpero qui se vantoit d'avoir visité, depuis dix ans le campement d'Indiens et la pesca de tortugas. On fréquente cette partie des rives de l'Orénoque comme on fréquente chez nous les foires de Francfort ou de Beaucaire. Nous nous trouvâmes dans une plaine de sable entièrement unie. « Aussi loin que porte votre vue le long des plages, nous disoit-on, une couche de terre recouvre des œufs de tortue.» Le missionnaire tenoit une longue perche à la main. Il nous montra qu'en sondant avec cette perche (vara) on détermine l'étendue du strate d'œufs, comme le mineur détermine les limites d'un dépôt de marne, de fer limoneux ou de houille. En enfonçant la vara perpendiculairement on sent, par le manque de résistance que l'on éprouve tout d'un coup, qu'on a pénétré dans la cavité ou couche de terre meuble qui renferme les œufs. Nous vîmes que le strate est généralement répandu avec tant d'uniformité que la sonde le rencontre dans un rayon de 10 toises autour d'une marque donnée. Aussi ne parle-t-on ici que de perches carrées d'œufs: c'est comme un terrain à mines qu'on divise par lots et qu'on exploite avec la plus grande régularité. Cependant il s'en faut de beaucoup que le strate des œufs couvre l'île entière: on ne le retrouve plus partout où le terrain s'élève brusquement, parce que la tortue ne peut parvenir à ces petits plateaux. Je rappelai à mes guides les descriptions emphatiques du père Gumilla[46] qui assure que les plages de l'Orénoque renferment moins de grains de sable que la rivière ne renferme de tortues, et que ces animaux empêcheroient les bâtimens d'avancer, si les hommes et les tigres n'en tuoient pas annuellement un si grand nombre, «Son cuentos de frailes,» disoit tout bas [242] le pulpero de l'Angostura; car, comme les seuls voyageurs de ce pays sont de pauvres missionnaires, on appelle contes de moines ce qu'en Europe on appelleroit des contes de voyageurs.

            Les Indiens nous assuroient qu'en remontant l'Orénoque, depuis l'embouchure du fleuve jusqu'à son confluent avec l'Apure, on ne trouve pas une seule île ou une seule plage où l'on puisse recueillir des œufs en abondance. La grande tortue Arrau[47] redoute les endroits habités par les hommes ou très-fréquentés par des bateaux. C'est un animal timide et méfiant qui élève sa tête au-dessus de l'eau et se cache au moindre bruit. Les plages dans lesquelles presque toutes les tortues de l'Orénoque, paroissent se réunir annuellement, sont situées entre le confluent de l'Orénoque avec l'Apure et les grandes cataractes ou Raudales, c'est-à-dire entre Cabruta et la mission d'Aturès. C'est là que l'on trouve les trois pêches célèbres de l'Encaramada ou Boca del Cabullare, de Cucuruparu[48] ou Boca de la Tortuga, et de Pararuma, un peu au-dessous de Carichana. Il paroît que la tortue Arrau ne remonte pas les cataractes, et on nous a assuré qu'au-dessus d'Atures et de Maypures, on ne trouve plus que des tortues Terekay[49]. C'est ici l'endroit de dire quelques mots de la différence de ces deux espèces et de leur rapport avec les diverses familles de l'ordre des Chéloniens.

            Nous commencerons par l'Arrau que les Espagnols des missions appellent simplement tortuga, et dont l'existence est d'un si vif intérêt pour les peuples du Bas-Orénoque. C'est une grande tortue d'eau douce, à pattes palmées et membraneuses, ayant la tête très-déprimée, à deux appendices charnus, très-pointus sous le menton, cinq ongles aux pieds de devant et quatre ongles aux pieds de derrière qui sont sillonnés par-dessous. La carapace a 5 écailles du centre, 8 latérales et 24 aux bords. La couleur est gris-noirâtre par-dessus et orange par-dessous. Les pieds sont également jaunes et très-longs. On remarque un sillon très-profond entre les yeux. Les ongles sont très-forts et très-arqués. L'anus est placé à ⅔ de distance de l'extrémité de la queue. L'animal adulte pèse 40 à 50 livres. Ses œufs, beaucoup plus grands que des œufs de pigeons, sont moins alongés que les œufs de Terekay. Ils sont couverts d'une croûte calcaire, et l'on assure qu'ils ont assez de consistance pour que les enfans des Indiens Otomaques [243] qui sont de grands joueurs de paume, puissent les jeter en l'air pour se les passer les uns aux autres. Si l'Arrau habitoit le lit du fleuve au-dessus des cataractes, les Indiens du Haut-Orénoque n'iroient pas si loin pour se procurer la chair et les œufs de cette tortue. Cependant on a vu jadis des peuplades entières de l'Atabapo et du Cassiquiare passer les Raudales pour prendre part à la pêche d'Uruana.

            Les Terekays sont plus petits que les Arrau. Ils n'ont généralement que l4 pouces de diamètre. Le nombre des écailles de la carapace est le même, mais ces écailles sont un peu différemment disposées. J'en ai compté 3 au centre du disque, et 5 hexagones de chaque côté. Les bords renferment 24 écailles toutes quadrangulaires et très-recourbées. La Carapace est d'une couleur noire tirant sur le vert: les pieds et les ongles sont comme dans l' Arrau. Tout l'animal est vert d'olive; mais il a sur le sommet de la tête deux taches mélangées de rouge et de jaune. La gorge est jaune aussi et munie d'un appendice épineux. Les Terekays ne se rassemblent pas en grandes sociétés comme les Arrau ou Tortugas pour pondre leurs œufs en commun et les déposer sur une même plage. Les œufs de Terekays ont un goût agréable et sont très-recherchés par les habitans de la Guyane espagnole. On les trouve dans le Haut-Orénoque comme au-dessous des cataractes, et même dans l'Apure, l'Uritucu, la Guarico et les petites rivières qui traversent les Llanos de Caracas. La forme des pieds et de la tête, les appendices du menton et de la gorge, et la position de l'anus semblent indiquer que l'Arrau, et probablement aussi le Terekay appartiennent à un nouveau sons-genre de tortues qu'on peut séparer des Emydes. Ils se rapprochent, par les barbillons et la position de l'anus, de l'Emys nasuta de M. Schweigger et du Matamata de la Guyane françoise; mais ils diffèrent de ce dernier par la forme des écailles qui ne sont pas hérissées d'éminences pyramidales[50]. [244] L'époque à laquelle la grande tortue Arrau pond ses œufs, coïncide avec l'époque des plus basses eaux. L'Orénoque commençant à croître depuis l'équinoxe du printemps, les plages les plus basses se trouvent découvertes depuis la fin de janvier jusqu'au 20 ou 25 mars. Les tortues Arrau, réunies par bandes depuis le mois de janvier, sortent alors de l'eau et se chauffent au soleil en se reposant sur les sables. Les Indiens croient qu'une forte chaleur est indispensable à la santé de l'animal, et que l'insolation favorise la ponte. On trouve les Arrau, sur les plages, une grande partie du jour, pendant tout le mois de février. Au commencement de mars, les bandes dispersées se réunissent et nagent vers les îles peu nombreuses où elles déposent habituellement leurs oeufs. Il est probable que la même tortue visite tous les ans les mêmes plages. A cette époque, peu de jours avant la ponte, on voit paroître des milliers de ces animaux rangés en longues files sur les bords des îles Cucuruparu, Uruana et Pararuma, alongeant le col et tenant la tête hors de l'eau pour voir s'ils n'ont rien à redouter des tigres ou des hommes. Les Indiens, vivement intéressés à ce que les bandes déjà réunies restent complètes, que les tortues ne se dispersent pas et que la ponte se fasse bien tranquillement, placent des sentinelles de distance en distance, le long du rivage. On avertit les bateaux de se tenir au milieu du fleuve et de ne pas effaroucher les tortues par des cris. La ponte a toujours lieu pendant la nuit: elle commence d'abord après le coucher du soleil. L'animal creuse, de ses extrémités postérieures qui sont très-longues et munies d'ongles crochus, un trou de trois pieds de diamètre et de [245] deux pieds de profondeur. Les Indiens assurent que, pour raffermir le sable des plages, la tortue l'humecte de son urine. On croit s'en apercevoir par l'odeur, lorsqu'on ouvre un trou, ou, comme l'on dit ici, un nid d'œufs[51] récemment fait. Le besoin que sentent ces animaux de pondre est si pressant que quelques individus descendent dans les trous qui ont été creusés par d'autres et qui ne sont point encore couverts de terre. Ils y déposent une nouvelle couche d'œufs sur la couche récemment pondue. Dans ce mouvement tumultueux, une immense quantité d'œufs est brisée. Le missionnaire nous fit voir, en remuant le sable en plusieurs endroits, que cette perte peut s'élever à ⅓ de la récolte entière. Le jaune des œufs cassés contribue, en se desséchant, à cimenter le sable, et nous avons trouvé des concrétions très-volumineuses de grains de quarz et de coques brisées. Le nombre de ces animaux qui labourent les plages pendant la nuit est si grand, que le jour en surprend plusieurs avant que la ponte soit terminée. Ils sont pressés alors par le double besoin de déposer leurs œufs et de fermer les trous qu'ils ont creusés, afin que le tigre ne puisse les apercevoir. Les tortues qui sont restées en retard ne connoissent pas de danger pour elles-mêmes. Elles travaillent en présence des Indiens qui visitent les plages de grand matin. On les appelle des tortues folles. Malgré l'impétuosité de leurs mouvemens, on les prend facilement avec les mains.

            Les trois campemens que forment les Indiens, dans les lieux désignés plus haut, commencent dès la fin de mars et les premiers jours d'avril. La récolte des œufs se fait d'une manière uniforme et avec cette régularité qui caractérise toutes les institutions monastiques. Avant l'arrivée des missionnaires sur les bords du fleuve, les indigènes profitoient beaucoup moins d'une production que la nature y a déposée en si grande abondance. Chaque tribu fouilloit la plage à sa manière, et l'on cassoit inutilement une prodigieuse quantité d'œufs, parce qu'on ne creusoit pas avec précaution et que l'on découvroit plus d'œufs qu'on ne pouvoit en emporter. C'étoit comme une mine exploitée par des mains inhabiles. Les pères jésuites ont le mérite d'avoir régularisé l'exploitation; et, quoique les religieux de Saint-François, qui ont succédé aux jésuites dans les missions de l'Orénoque, se vantent de suivre l'exemple de leurs prédécesseurs, ils ne font malheureusement pas tout ce qu'exigeroit la prudence. Les jésuites ne permettoient pas qu'on exploitât la plage entière: ils en laissoient une partie intacte, dans la crainte de voir, sinon détruite, du moins considérablement diminuée, la race des tortues Arrau. Aujourd'hui on fouille toute la plage sans réserve. Aussi croit-on s'apercevoir que les récoltes sont d'année en année moins productives. [246] Lorsque le camp est formé, le missionnaire d'Uruana nomme son lieutenant, ou commissaire, qui partage, en différentes portions, le terrain où se trouve les œufs, selon le nombre de tribus indiennes qui prennent part à la récolte. Ce sont tous des Indiens de missions aussi nus et abrutis que les Indiens des bois: on les appelle reducidos et neofitos, parce qu'ils fréquentent l'église au son de la cloche et qu'ils ont appris à s'agenouiller pendant la consécration.

Le lieutenant ou comissionado del Padre commence ses opérations par la sonde.

Il examine, comme nous l'avons dit plus haut, au moyen d'une longue perche de bois ou d'un jonc de bambou, jusqu'où s'étend le strate des oeufs. Selon nos mesures, ce strate s'éloigne du rivage jusqu'à 120 pieds de distance. Sa profondeur moyenne est de trois pieds. Le comissionado place des marques pour indiquer le point où chaque tribu doit s'arrêter dans ses travaux. On est surpris d'entendre évaluer le produit de la récolte des œufs comme le produit d'un arpent bien cultivé. On a vu un area exactement mesuré, de 120 pieds de long et 30 pieds de large, donner 100 jarres, ou pour mille francs d'huile. Les Indiens fouillent la terre de leurs mains; ils placent les œufs qu'ils ont recueillis dans de petits paniers appelés mappiri; ils les portent dans le camp, et les jettent dans de longues auges de bois remplies d'eau. C'est dans ces auges que les œufs, brisés et remués avec des pelles, restent exposés au soleil jusqu'à ce que le jaune [la partie huileuse], qui surnage, ait pu s'inspisser. A mesure que cette partie huileuse se réunit à la surface de l'eau, on l'enlève et on la fait bouillir à un feu très-vif. On assure que cette huile animale, appelée par les Espagnols manteca de tortugas[52], se conserve d'autant mieux qu'elle a été soumise à une ébullition plus forte. Lorsqu'elle est bien préparée, elle est limpide, inodore et à peine jaunâtre. Les missionnaires la comparent à la meilleure huile d'olive et on l'emploie, non seulement pour la brûler dans les lampes, mais surtout pour préparer les alimens auxquels elle ne donne aucun goût désagréable. Il n'est pas facile cependant de se procurer une huile d'œufs de tortue bien pure. Généralement elle a une odeur putride qui provient du mélange d'œufs dans lesquels par l'action prolongée du soleil, les petites tortues (los tortuguillos) se sont déjà formées. Nous avons surtout éprouvé ce désagrément à notre retour du Rio Negro en employant une graisse fluide qui était devenue brune et fétide. Des matières filandreuses se trouvaient réunies au fond des vases; à ce signe on reconnoît l'impureté de l'huile de tortue. [247] Voici quelques notions statistiques que j'ai acquises sur les lieux, en consultant le missionnaire d'Uruana, et son lieutenant,et les boutiquiers de l'Angostura. La plage d'Uruana fournit annuellement, 1000 botijas[53] ou jarres d'huile (manteca). Le prix de chaque jarre est, à la capitale de la Guyane, appelée vulgairement l'Angostura, de deux piastres à deux piastres et demie. On peut admettre que le produit total des trois plages où se fait annuellement la cosecha ou récolte des œufs, est de 5000 botijas. Or, comme deux cents œufs donnent assez d'huile pour remplir une bouteille ou limeta, il faut 5000 œufs pour une jarre ou botija d'huile. En évaluant à 100 ou 116 le nombre des œufs que produit une tortue, et en comptant que le tiers des œufs est cassé au moment de la ponte, surtout par les tortues folles, on conçoit que, pour retirer annuellement 5000 jarres d'huile, il faut que 330,000 tortues Arrau, dont le poids s'élève à 165,000 quintaux, viennent pondre, sur les trois plages destinées à la récolte, 33 millions d'œufs. Les résultats de ces calculs sont bien au-dessous de la vérité. Beaucoup de tortues ne pondent que 60 à 70 œufs ; un grand nombre de ces animaux est dévoré par les Jaguars au moment où ils sortent de l'eau. Les Indiens emportent beaucoup d'œufs pour les manger desséchés au soleil: ils en brisent un très-grand nombre par mégarde pendant la recolte. La quantité d'œufs éclos avant que l'homme puisse les déterrer, est si prodigieuse que, près du campement d'Uruana, j'ai vu toute la rive de l'Orénoque fourmiller de petites tortues d'un pouce de diamètre, et se sauvant avec peine des poursuites des enfans indiens. Si on ajoute à ces considérations que tous les Arrau ne se réunissent pas dans les trois plages des campemens, et qu'il y en a beaucoup qui pondent sporadiquement, et quelques semaines plus tard[54], entre l'embouchure de l'Orénoque et le confluent de l'Apure, on se voit forcé d'admettre que le nombre des tortues qui déposent annuellement leurs œufs sur les bords du Bas-Orénoque s'approche d'un million. Ce nombre est bien considérable pour un [248] animal d'une grande taille, qui pèse jusqu'à demi-quintal, et dont l'homme détruit la majeure partie. En général, parmi les animaux, la nature multiplie moins les grandes espèces que les petites.

            Le travail de la récolte des œufs et de la préparation de l'huile dure trois semaines.

C'est seulement à cette époque que les missions communiquent avec la côte et les pays civilisés voisins. Les religieux de Saint-François qui vivent au sud des cataractes vont à la récolte des œufs, moins pour se procurer de l'huile que pour voir, à ce qu'ils disent, « des visages blancs» et pour apprendre, «si le roi habite l'Escurial ou Saint-Ildefonse, si les couvens restent supprimés en France, et surtout si le Turc continue à se tenir tranquille. » Ce sont là les seuls objets qui intéressent un moine de l'Orénoque, et sur lesquels les petits marchands de l'Angostura, qui visitent ces campemens, ne peuvent guère donner des notions bien exactes. Dans ces pays lointains, on ne doute jamais d'une nouvelle qu'un homme blanc porte de la capitale. Douter c'est presque raisonner; et comment ne pas trouver pénible d'exercer son entendement, lorsqu'on passe sa vie à se plaindre de la chaleur du climat et de la piqûre des mousquites?

            Le profit des marchands d'huile s'élève à 70 ou 80 pour cent; car les Indiens leur vendent la jarre ou botija au prix d'une piastre forte, et les frais de transport ne sont que de 2/5 piastre par jarre[55]. Les Indiens, en allant à la cosecha de huevos rapportent aussi une prodigieuse quantité d'œufs séchés au soleil ou exposés à une légère ébullition. Nos rameurs avoient toujours des paniers ou de petits sacs de toile de coton remplis de ces œufs. Ils ne nous ont pas paru d'un goût désagréable lorsqu'ils sont bien conservés. On nous montra de grandes carapaces de tortues vidées par les tigres Jaguars. Ces animaux suivent les Arrau vers les plages où la ponte doit avoir lieu. Ils les surprennent sur le sable; et, pour les dévorer à leur aise, ils les retournent de manière que le plastron regarde le ciel. Dans cette situation, ces tortues ne peuvent se relever; et, comme le Jaguar en tourne beaucoup plus qu'il n'en mange dans une nuit, les Indiens profitent souvent de sa ruse et de sa maligne avidité.

            Lorsqu'on réfléchit à la difficulté qu'éprouve le naturaliste voyageur d'arracher le corps de la tortue sans séparer la carapace du plastron, on ne peut assez admirer la souplesse de la patte du tigre qui vide le double bouclier de 1'Arrau, [249] comme si l'on avoit ôté les attaches musculaires au moyen d'un instrument de chirurgie. Le Jaguar poursuit la tortue jusque dans l'eau, lorsqu'elle n'est pas très-profonde. Il déterre même les œufs; et, avec le crocodile, les hérons et le vautour Gallinazo, c'est le plus cruel ennemi des petites tortues récemment écloses. L'année précédente, l'île de Pararuma étoit tellement infestée de crocodiles pendant la récolte des œufs, que les Indiens en prirent dans une seule nuit dix-huit de douze à quinze pieds de long, au moyen de fers recourbés et garnis de chair de Lamantin. Outre les animaux de la forêt que nous venons de nommer, les Indiens sauvages nuisent aussi beaucoup à la fabrication de l'huile. Avertis par les premières petites pluies, qu'ils appellent pluies des tortues (peje-canepori[56]), ils se portent sur les rives de l'Orénoque, et tuent, avec des flèches empoisonnées, les tortues qui, la tête levée et les pattes étendues, se chauffent au soleil.

Quoique les petites tortues (tortuguillos) aient brisé la coque de leur œuf pendant

le jour, on ne les voit jamais sortir de terre que la nuit. Les Indiens assurent que le jeune animal craint la chaleur du soleil. Ils ont aussi tenté de nous faire voir que, lorsqu'on porte le tortuguillo dans un sac loin du rivage et qu'on le place de manière qu'il tourne le dos à la rivière, il prend, sans hésiter, le chemin le plus court pour chercher l'eau. J'avoue que cette expérience, dont parle déjà le père Gumilla, ne réussit pas toujours également bien: cependant, en général, il m'a paru qu'à de grandes distances du rivage, et même dans une île, ces petits animaux sentent avec une délicatesse extrême de quel côté souffle l'air le plus humide. En réfléchissant sur cette couche d'œufs presque continue, qui s'étend le long de la plage, et sur ces milliers de petites tortues qui cherchent l'eau dès qu'elles sont écloses, il est difficile d'admettre que tant de tortues, qui ont fait leurs nids dans le même endroit, puissent reconnoître leurs petits, et les conduire, comme les crocodiles, dans les mares voisines de l'Orénoque. Il est certain cependant que c'est dans les mares, dont les eaux sont moins profondes, que l'animal passe les premières années de sa vie et qu'il ne retourne dans le lit du grand fleuve que lorsqu'il est adulte. Or, comment les tortuguillos trouvent-ils ces mares? Y sont-ils conduits par des tortues femelles qui adoptent les petits comme au hasard? Les crocodiles, moins nombreux, déposent leurs œufs dans des trous isolés, et nous verrons bientôt que, dans cette famille de Sauriens, la femelle revient vers le temps où l'incubation est terminée, qu'elle appelle les petits qui répondent à sa voix, et qu'elle les aide le plus souvent à sortir de terre. La tortue Arrau reconnoît sans doute, comme le [250] crocodile, le lieu où elle a fait son nid; mais, n'osant plus retourner sur la plage où les Indiens ont formé leur campement, comment pourroit-elle distinguer ses petits des tortuguillos qui ne lui appartiennent pas? D'un autre côté, les Indiens Otomaques assurent avoir rencontré, à l'époque des inondations, des tortues femelles suivies d'un grand nombre de jeunes tortues. C'étoient peut-être des Arrau qui avoient pondu seuls dans une plage déserte où ils ont pu retourner. Parmi ces animaux, les mâles sont extrêmement rares. Sur plusieurs centaines de tortues on trouve à peine un mâle. La cause de cette rareté ne peut être la même que chez les crocodiles qui combattent dans le temps du rut.

Notre pilote avoit relâché dans la Playa de huevos pour faire quelques achats de

provisions dont nous commencions à manquer. Nous y trouvâmes de la viande fraîche, du riz de l'Angostura, et même du biscuit fait avec de la farine de froment. Nos Indiens remplissoient la pirogue, pour leur propre usage, de petites tortues vivantes et d'oeufs séchés au soleil. Après avoir pris congé du missionnaire d'Uruana, qui nous avoit traités avec beaucoup de cordialité, nous mîmes à la voile vers les 4 heures du soir. Le vent étoit frais et souffloit par rafales. Depuis que nous étions entrés dans la partie montagneuse du pays, nous avions reconnu que notre pirogue portoit très-mal la voile; mais le patron voulut montrer aux Indiens assemblés sur la plage, qu'en se tenant le plus près du vent, il atteindroît, par une seule bordée, le milieu du fleuve. Au moment même où il se vantoit de sa dextérité et de la hardiesse de sa manœuvre, l'effort du vent sur la voile devint si grand que nous fûmes sur le point de couler bas. Une des bandes du bateau fut submergée. L'eau entra avec une telle violence que nous en eûmes jusqu'au genou. Elle passa au-dessus d'une petite table sur laquelle j'étois à écrire, dans la partie de derrière du bateau. J'eus de la peine à sauver mon journal, et dans un instant nous vîmes nager nos livres, nos papiers et nos plantes sèches. M. Bonpland dormoit, étendu au milieu de la pirogue. Réveillé par l'entrée de l'eau et les cris des Indiens, il jugea de notre situation avec le sang froid qu'il a toujours déployé dans les circonstances les plus pénibles. La bande submergée se redressant de temps en temps pendant la rafale, il ne regarda pas le bateau comme perdu. Il pensoit que, forcé de l'abandonner, on se sauveroit encore à la nage, parce qu'aucun crocodile n'étoit à la vue. Livrés à ces incertitudes, nous vîmes tout d'un coup se déchirer les cordages de la voile. La même bouffée de vent qui nous avoit jetés de côté servit à nous redresser. On travailla de suite à faire sortir l'eau de la pirogue, en employant les fruits du Crescentia Cujete: la voile fut raccommodée; et, en moins d'une demi-[25l]heure, nous étions de nouveau en état de faire route. Le vent avoit molli un peu. Des rafales alternant avec des calmes plats sont d'ailleurs très-communes dans cette partie de l'Orénoque qui est bordée de montagnes. Elles deviennent très-dangereuses pour des bateaux surchargés et non pontés. Nous avions été sauvés comme par miracle. Le pilote opposoit son phlegme indien aux reproches dont on l'accabloit pour s'être tenu trop près du vent. Il assuroit froidement «que sur ces rives les blancs ne manqueroient pas de soleil pour sécher leurs papiers.» Nous n'avions perdu qu'un seul livre. C'etoit le premier volume du Genera plantarum de Schreber, qui étoit tombé à l'eau. On est sensible à de telles pertes, lorsqu'on est réduit à un petit nombre d'ouvrages de science.

            A l'entrée de la nuit, nous bivouaquâmes dans une île aride, située au milieu, du fleuve, près de la mission d'Uruana. Nous soupâmes, par un beau clair de lune, assis sur de grandes carapaces de tortues qui se trouvoient éparses sur la plage. Qu'elle étoit vive la satisfaction de nous voir tous réunis! Nous nous figurions la position d'un homme qui se seroit sauvé seul du naufrage, errant sur ces plages désertes, rencontrant à chaque pas d'autres fleuves qui se jettent dans l'Orénoque, et qu'il est dangereux de passer à la nage à cause de la multitude de crocodiles et de poissons Caribes. Nous nous représentions cet homme sensible aux plus douces affections de l'ame, ignorant le sort de ses compagnons d'infortune, occupé d'eux plus que de lui-même. Si l'on aime à se livrer à ces pensées attristantes, c'est qu'échappé du danger, on croit sentir de nouveau le besoin de fortes émotions. Chacun de nous étoit occupé de ce qui venoit de se passer sous ses yeux. Il est des époques de la vie où, sans être découragé, l'avenir paroit plus incertain. Nous n'étions entrés dans l'Orénoque que depuis trois jours, et il nous restoit encore trois mois de navigation à travers des rivières encombrées de rochers, dans des bateaux plus petits que celui dans leqnel nous avions manqué de nous perdre.

            La nuit fut excessivement chaude. Nous étions couchés sur des cuirs étendus sur le sol, ne trouvant pas d'arbres pour attacher nos hamacs. Les tourmens des mosquitos augmentoient de jour en jour. Nous fûmes surpris de voir que dans cet endroit nos feux n'empêchoient pas les Jaguars de s'approcher. Ils passèrent à la nage le bras de la rivière qui nous séparoit de la terre ferme. Vers le matin, nous entendîmes leurs cris de très-près. Ils étoient venus dans l'île où nous bivouaquions. Les Indiens nous disoient que, pendant la récolte des œufs de tortues, les tigres sont constamment plus frèquens dans ces parages, et que c'est à cette époque qu'on les voit déployer le plus d'intrépidité.

[252] Le 7 avril. Nous passâmes, à notre droite, l'embouchure du grand Rio Arauca, célèbre à cause de l'immense quantité d'oiseaux qu'il nourrit; à notre gauche, la mission d'Uruana, vulgairement appelée la Concepcion de Urbana. Ce petit village, qui compte 500 ames, a été fondé par les jésuites vers l'année 1748, par la réunion des Indiens Otomaques et Cavères ou Cabres. Il est placé au pied d'une montagne composée de blocs de granite détachés. Je crois que cette montagne porte le nom de Saraguaca. Des amas de pierres, séparés les uns des autres par l'effet de la décomposition, forment des cavernes dans lesquelles on trouve des preuves indubitables de l'ancienne culture des indigènes. On y voit sculptées des figures hiéroglyphiques et même des caractères alignés. Je doute que ces caractères aient des rapports avec une écriture alphabétique[57]. Nous avons visité la mission d'Uruana à notre retour du Rio Negro, et nous y avons vu, de nos yeux, ces amas de terre que mangent les Otomaques, et qui sont devenus l'objet de vives discussions en Europe.

En mesurant la largeur de l'Orénoque, entre les îles appelées Isla de Uruana et Isla de la manteca, nous l'avons trouvée, par les hautes eaux, de 2674 toises[58], qui font près de 4 milles marins. C'est huit fois la largeur du Nil à Manfalout et Syout[59]; cependant nous étions à 194 lieues de distance de la bouche de l'Orénoque.



[1] Hermesia castaneifolia. C'est un nouveau genre près de l'Alchornea de Swartz. (Voyez nos Plantes équinox., Tom. 1, p. 163, PI.. XLVI).

[2] Crax alector, C. Pauxi.

[3] «C'est comme au Paradis».

[4] C'est l'Aruè des Indiens Tamanaques, l'Amana des Indiens Maypures, le Crocodilus acutus de M. Cuvier.

[5] Mungo-Park's last Mission to Africa, 1815. p.89.

[6] Cavia Capybara, Lin. Le mot Chiguire est de la langue des Palenques et des Cumanagotes. (Relation hist., Tom. 1, Chap. ix, p. 495.) Les Espagnols appellent cet animal Guardatinaja, les Caribes Capigua , les Tamanaques Cappiva, les Maypures Chiato. Selon Azzara, on le designe à Buénos-Ayres par les noms indiens de Capiygua et Capiguara. Ces diverses dénominations offrent une analogie bien frappante entre les langues de l'Orénoque et celles du Rio de La Plata.

[7] Pour déterminer la vitesse superficielle des rivières, j'ai mesuré généralement sur la plage une base de 250 pieds, et j'ai marqué, au chronomètre, le temps qu'un corps flottant abandonné au fil de l'eau, employoit pour parcourir la même distance.

[8] Espèce de Mimosa.

[9] Nous avons compté de chaque côté 18 lames. Aux pieds de derrière, au haut du métatarse, il y a une callosité de 3 pouces de long et ¾ de pouce de large, elle est dépourvue de poils. L'animal assis repose sur cette partie. Il n'y a pas de queue visible au-dehors; mais, en repliant le poil, on découvre un tubercule, une masse de chair nue et ridée qui a une forme conique et ⅔ pouce de long.

[10] Près d'Uritucu, dans le Caño del Ravanal, nous avons vu un troupeau de 80 à 100 individus.

[11] Baxo techo.

[12] Le père Gili assure que leur nom indien est Uamu et Pau, et qu'ils habitoient originairement le Haut-Apure

[13] Leur nom indien est Guaiva (prononcez Guahiva).

[14] Salmo rhombeus. Lin.

[15]Voyez le mémoire sur les poissons de l'Amérique équinoxiale, que j'ai publié, conjointement avec M. Valenciennes, dans les Observ. de Zoologie, Vol. II p. 145.

[16] Garzon chico. On croit, dans la Haute-Egypte, que les hérons affectionnent le crocodile, parce qu'ils profitent, en péchant, de la terreur que cet animal monstrueux inspire aux poissons qu'il chasse du fond de l'eau vers la surface; mais, sur les bords du Nil, le héron reste prudemment à quelque distance du crocodile. (Geoffroy de Saint-Hilaire, dans les Annales du Mus., Tom. IX, p. 384).

[17] Le premier de ces mots est de la langue tamanaque, le second de la langue otomaque. Le père Gili prouve, contre Oviedo, que le mot manatí (poisson à mains) n'est pas espagnol, mais des langues d'Haïti (de Saint-Domingue) et de Maypures. Storía del Orinoco, Tom. I, p. 84, Tom. III, p. 225. Je crois aussi, que d'après le génie de la langue espagnole, on auroit peut-être nommé l'animal manudo ou manon, mais jamais manati.

[18] On assure en avoir vu d'un poids de 8 milliers. (Cuvier, dans les Ann. du Mus.. Tom. XIII, p. 282).

[19] Voyez, sur le Lamantin de l'Orénoque et celui des Antilles, mon Rec. d'Observ. de Zool., Tom.II, p. 170. Déjà le père Caulin a dit du Manati: a Tiene dos brazuelos sin division de dedos y sin uñas. » (Hist. de Nueva. Andal., p. 49.)

[20] Qui cause la fièvre.

[21] Nous avons trouvé, sur les rives de l'Apure, Ammania apurensis, Cordia cordifolia, C. grandiflora, Mollugo sperguloïdes, Myosotis lithospermoïdes, Spermacocce diffusa. Coronilla occidentalis, Bignonia apurensis, Pisonia pubescens, Ruellia viscosa, de nouvelles espèces de Jussieu, et un nouveau genre de la famille des Composées, voisin de Rolandra, le Trichospira menthoides de M. Kunth.

[22] Vespertilio spectrum.

[23] M. Latreille a reconnu que les Moustiques de la Caroline du sud sont du genre Simolium (Atraetocera Meigen).

[24] Le dernier (Crax Pauxi) est moins commun que le premier.

[25] un peu moins que la largeur de la Seine au Pont-Royal, vis-à-vis le palais des Tuileries.

[26] La température de l'air étant dans les deux endroits de 31°,2 et 32°,4.

[27] Je les ai évaluées à ¼ de la distance.

[28] Tuckey, Exped. To the Congo, 1818. Introduction, p. 17,9.

[29] Ce nom fait sans doute allusion à l'expédition d'Antonio Sedeño; aussi le port de Caycara, vis-à-vis Cabruta, porte jusqu'à nos jours le nom de ce Conquistador.

[30] Orinoco illustrado, Tom. I, p. 47.

[31] Les chiques (Pulex penetrans, Lin.) qui s'introduisent sous les ongles des pieds de I'homme et du singe en y déposant leurs oeufs.

[32] Ou 3714 mètres ou 4441 varas (en supposant 1 mètre =0,51307 = 1, 19546.

[33] Ou 10753 mètres ou 12855 varas.

[34] Tepu-pano, lieu de pierres, dans lequel on reconnoît tepu, pierre, roche, comme dans tepu-iri, montagne. Voilà encore cette racine lesgienne tartare-oygoure » tep (pierre) retrouvée en Amérique chez les Mexicains en tepetl, chez les Caribes en tebou, chez les Tamanaques en tepuiri, analogie frappante des langues du Caucase et de la Haute-Asie avec celles des rives de l'Orénoque.

[35] Dans le voyage du capitaine Tuckey, sur le Rio Congo, se trouve représenté un rocher granitique, le Taddi Enzazi qui ressemble singulièrement à la montagne de l'Encaramada.

[36] Les missions de l'Amérique méridionale ont toutes des noms composés de deux mots, dont le premier est nécessairement un nom de saint (celui du patron de l'église) , et le second un nom indien (celui du peuple qui l'habite et du site dans lequel l'établissement a été fait). C'est ainsi que l'on dit San José de Maypures, Santa-Cruz de Cachipo, San Juan Nepomuceno de los Atures, etc. Ces noms composés ne figurent que dans les pièces officielles; les habitans n'adoptent qu'un des deux noms, et le plus souvent, s'il est sonore, le nom indien. Comme ceux des saints se trouvent répétés plusieurs fois, dans des lieux voisins, ces répétitions font naître une grande confusion en géographie. Les noms de San Juan, de San Pedro et de San Diego se trouvent jetés comme au hasard sur nos cartes. La mission de Guaja offre (à ce qu'on prétend) un exemple très-rare de la composition de deux mots espagnols. Le mot Encaramada signifie ce qui s'élève l'un sur l'autre, d'encaramar, attollere. On le dérive de la forme duTepupano et des rochers voisins: peut-être n'est-ce qu'un mot indien (Caramana), dans lequel, comme en Manatí, par amour pour les étymologies, on a cru reconnoître une signification espagnole.

[37] Saggio di Storia Americana; Tom. I, p. 122.

[38] Descript. de l'Egypte, trad. par M. Sylrestre de Sacy, p. 141.

[39] Les Indiens Mapoyes, Parecas, Javaranas et Curacicanas, qui ont de belles plantations (conucos) dans les savanes, dont ces forêts sont bordées.

[40] Entre l'Encaramada et le Rio Manapiari, Don Miguel Sanchez, le chef de la petite expédition traversa le Rio Guainaima qui se jette dans le Cuchivero. Sanchez mourut, des fatigues de ce voyage, sur les bords du Ventuari.

[41] Le compagnon de Diego de Ordaz.

[42] C'est ainsi que l'étain se trouve dans du granite de nouvelle formation (à Geyer), dans de l'hyalomicte ou graisen (à Zinnwald), et dans du porphyre syénitique (à Akenherg en Saxe, comme près de Naila, dans le Fichtelgebirge). J'ai aussi vu, dans le Haut-Palalinat, le fer micacé et le cobalt terreux noir, loin de tout filon, disséminé dans un granite dépourvu de mica, comme l'est le fer titane dans des roches volcaniques.

[43] Ravin du tigre.

[44] Je puis citer, pour les Indiens de l'Erevato, le témoignage de notre infortuné ami Fray Juan Gonzales qui a vécu longtemps dans les missions du Caura. Voyez plus haut, Tom. I , p. 530.

[45] Voyez mes Monumens des peuples indigènes de l'Amérique, p. 204, 206, 223 et 237.

[46] Tam difficultoso es contar las arenas de las dilatadas playas del Orinoco, como contar el immenso numero de tortugas que alimenta en sus margenes y corrientes.—Se no ubiesse tan exorbitante cunsumo de tortugas, de tortuguillos y de huevos, el Rio Orinoco, aun de primera magnitud, se bolberia innavegable, sirviendo de embarazo a 1as embarcaciones la multitud imponderable de tortugas. Orinoco. Illustr., Tom. I, p. 33l à 336.

[47] Prononcez Ara-ou. C'est le mot de la langue maypure qu'il ne faut pas confondre avec Aruè, qui signifie un crocodile chez les Tamanaques, voisins des Maypures. Les Otomaques appellent la tortue d'Uruana Achea; les Tamanaques, Peje.

[48] Ou Curucuruparu. J'ai déterminé la lalitude de cette île en redescendant l'Orénoque.

[49] En espagnol Terecayas.

[50] Je proposerois de placer provisoirement près de Matamata de Bruguières ou Testudo fimbriata de Gmelin (Schoepf, tab. 21) qui a servi à M. Dumeril pour former son genre Chelys:

Testudo Arrau, testa ovali subconvexa, ex griseo nigrescenti, subtus lutea, scutellis disci 5, lateralibus 8, marginalibus 24, omnibus planis (nec mucronato-conicis), pedibus luteis, mento et guiture subtus biapendiculatis.

Teslutio Terekay, testa ovali, atro-viridi, scutellis disci 3, lateralibus 10, marginalibus 24, capitis vertice maculis duabus ex rubro flavescentibus notato, guiture lutescenti, appendiculo spinoso.

Ces descriptions sont loin d'être complètes, mais ce sont les premières qu'on ait tenté de donner de deux Chéloniens si célèbres depuis longtemps par les récits des missionnaires et si remarquables par l'utilité qu'en tirent les indigènes. On reconnoit, sur les individus que renferme la collection du Jardin du Roi, que dans le Testudo fimbriata (à 25 écailles marginales) l'ouverture de l'anus est presque placée comme dans les deux tortues de l'Orénoque, dont je donne ici les caractères, et comme dans les Tryonix ægyptiaca, c'est-à-dire à ¾ de l'extrémité de la queue. Cette position de l'anus mérite de fixer l'attention des [244] zoologistes; elle rapproche, de même que l'existence d'une trompe prolongée dans le Matamata, les Chelides des Tryonix; mais ces genres diffèrent par le nombre des ongles et la consistance de la carapace. M Geoffroy, guidé par d'autres considérations, avoit déjà supposé ces rapports. (Annales du Muséum, T. XIV, p. 19) Dans les Chelonies, les tortues de terre et les vraies Emydes, l'anus est placé à la base de la queue. Je n'ai trouvé décrit sur mon journal que des individus très-jeunes du Testudo Arrau. Je n'y ai pas fait mention de la trompe; et si j'osois m'en rapporter à ma mémoire, je dirois que l'Arrau adulte n'est pas muni d'une trompe comme le Matamata. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que le genre Chelys n'a été formé que d'après la connoissance d'une seule espèce, et qu'on a pu confondre ce qui appartient au genre et ce qui appartient à l'espèce. Les véritables caractères du nouveau genre Chelys sont la forme de la gueule et les appendices membraneux du menton et du col. Je n'ai jamais trouvé en Amérique la vrai Testudo fimbriata de Cayenne, dont les écailles ont une forme conique et pyramidale, et j'ai été d'autant plus surpris de voir que le père Gili, missionnaire de l'Encaramada, à 320 lieues de distance de Cayenne, distingue déjà, dans un ouvrage publié en 1788, l'Arrau et le Terekay, d'une tortue beaucoup plus petite qu'il appelle Matamata. Il lui donne dans sa description italienne, il guscio non convesso come nelle altre tartarughe, ma piano, scabroso a deforme. Ces derniers caractères s'adaptent très-bien au Testudo fimbriata; et comme le père Gili ne connoissoit ni la zoologie ni les livres qui traitent de cette science, on peut croire qu'il décrit le Matamata de l'Orénoque tel qu'il l'a vu. Il résulte de ces recherches, que trois espèces voisines, l'Arrau, le Terekay et le Testudo fimbriata habitent une même région du Nouveau-Continent.

[51] Nidada de huevos.

[52] Graisse de tortue. Les Indiens Tamanaques la désignent par le nom de caropa, Les Maypures, par celui de timi.

[53] Chaque botija renferme 35 bouteilles: elle a 1000 à 2000 pouces cubes.

[54] Les Arrau qui pondent leurs œufs avant le commencement de mars (car, dans la même espèce, l'insolation plus ou moins fréquente, la nourriture et l'organisation particulière à chaque individu produisent des différences) sortent de l'eau avec les Terekay dont la ponte se fait en janvier et en février. Le père Gumilla croit que ce sont des Arrau qui n'ont pu pondre l'année précédente! Ce que le père Gili rapporte sur les Terekay (Tom. I, p.96, 101 et 297) est tout-à-fait conforme à ce que j'ai appris du gouverneur des Otomaques d'Uruana qui entendoit le castillan et avec lequel j'ai pu m'entretenir. II est assez difficile de recueillir les œufs des Terekay, parce que ces animaux les déposent epars et ne les réunissent pas par milliers sur une même plage.

[55] Prix d'achat de 300 botijas, 300 piastres. Frais de transport: un bateau , lancha, avec quatre rameurs et un patron, 60 p., deux vaches pour la nourriture des rameurs pendant 2 mois, 10 p.; manioc, 20 p., petites dépenses dans le camp, 30 p.: total, 420 piastres. Les 300 botijas se vendent, à l'Angostara, pour 600 ou 760 piastres, d'après un prix moyen de dix ans.

[56] En langue tamanaque, de peje tortue, et canepo pluie.

[57] Voyez mes Monumens des peuples de l'Amérique (éd. in-folio), Tom. I, p. 61.

[58] Ou 5211 mètres, ou 6230 varas.

[59] Girard, sur la vallée d'Égypte, p. 12.